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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

de réserve, un convoi, étaient restés dans ses mains ! Pendant deux heures, le 16e corps défila. Dans ce pays montueux, on ne pouvait plus utiliser que les routes ; elles étaient embarrassées de charrettes, le terrain si glissant qu’on en abandonnait beaucoup, culbutées dans les fossés. Les bataillons, les escadrons, les batteries s’égrenèrent dans la plainte criarde des essieux, le martèlement mouillé des fers des chevaux, et le piétinement crotté, l’interminable écoulement des fantassins et des cavaliers. Un goum passa ; dans leurs burnous rouges et bleus, c’était pitié que de voir se blottir, grelottans, les Arabes basanés, cuits de soleil. Ils laissaient tomber un regard fier et triste, éperonnaient en silence leurs gris pommelés aux jambes nerveuses, aux queues flottantes. D’habitude on les hélait joyeusement. Cette fois ils s’éloignaient au milieu de l’hébétude générale. Cassagne, subitement, se mit à déblatérer, très haut, contre les officiers, contre cette vie ignoble. Eugène, tiré de sa torpeur, lui cria de se taire. Mais le forcené hurlait toujours, si excédant que les camarades eux-mêmes, fatigués de l’entendre, intervinrent ; on lui ferma la bouche. Dès lors, il suivit sans lever les yeux. Le canon se mit à gronder. Allait-il se rapprocher ? Non, la voix inexorable se cantonnait au Nord. Tant mieux ! Ce n’était pas pour eux… Le général Gougeard, assailli à Droué par une division de cavalerie, ralliait ses mobilisés surpris et bousculait résolument l’agresseur. Eugène, heureux de ne pas avoir à se battre, n’avait plus notion du temps qui s’écoulait, de la distance. Un instant Neuvy, qui avait rejoint dans la nuit, lui parla ; il ne le remarqua pas. Il était de nouveau ravalé aux exigences de l’instinct. Il marchait sans entendre et sans voir, il n’était que faim, soif et sommeil. Il tournait à la brute.

Autour de lui la section s’espaçait. Le noyau chaque jour se rapetissait. L’habitude qui jusque-là les avait groupés, le lien des souffrances et des besoins communs se déliait. À la solidarité de la discipline succédait l’égoïsme de l’action individuelle. Chacun pour soi. De toutes parts le faisceau crevait. Rompant toute barrière, filtrant à travers sentiers et campagnes, un flot de débandade grossissait. Malgré leurs pieds saignans, les traînards retrouvaient du nerf, doublaient l’étape. Vers le Mans, fascinant ces malheureux, le Mans, paradis de repos, vers les toits divins sous lesquels on cuve de longs sommeils, on se rassasie à plein ventre, des ruisseaux d’hommes sinuaient le long des chemins creux. En