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mord à belles dents. Lamartine, au contraire, est un chaud protecteur. Je dois aller passer un mois à sa campagne.

Je vois par ici tout plein de gens illustres. Ce serait fort agréable si ce n’était trop à la fois. Mais enfin je m’en retourne à Vienne ; j’y passerai au moins un an et demi comme une marmotte, sans bouger. Puis je reviendrai risquer un autre essai qui, s’il se résout, en outre, fera s’écrouler tout le château de cartes. En résumé, mon cher Péhant, quand nous nous reverrons (et je note ce projet en tête), vous me retrouverez comme vous m’avez connu. Je n’ai changé, je crois, ni en bien ni en mal. Soyez heureux, je vous répète et je vous jure que la vie que vous devez mener me souriait tellement, que c’est parce qu’on n’a pas voulu de moi que j’y ai été enlevé. Je n’en suis pas fâché à présent, mais si les choses n’avaient pas tourné si miraculeusement, je frémis encore à l’idée des dégoûts que je me préparais.

Votre ami,

PONSARD[1].


De plus en plus fier de l’amitié de Ponsard, Emile Péhant se permit de publier la pièce de vers que le triomphateur de Lucrèce avait faite pour lui quand il était professeur à Vienne[2]. Mais cette publication n’eut pas l’heur de plaire à Ponsard qui, le 27 mai 1843, lui adressa la lettre suivante :

Moi. — Vraiment, là, magnifique ?
M. VIENNET. — Oh ! magnifique !
Moi. — Voyons, cela vaut-il Zaïre ?
M. VIENNET. — Oh ! non. Oh ! comme vous y allez ! Diable ! Zaïre ! Non, cela ne vaut pas Zaïre.
Moi. — C’est que c’est bien mauvais, Zaïre.
  1. Lettre inédite.
  2. Voici les derniers vers de cette pièce :

    Ainsi la poésie, en ton soin renfermée,
    Parce qu’on n’entend pas sa voix accoutumée,
    Parce que son rayon ne luit pas au dehors,
    Qu’elle reste pensée et ne se fait pas corps,
    Peut échapper aux sons de la foule grossière
    Dont l’œil matériel ne voit que la matière.

    Ils en viendront peut-être à l’incrédulité :
    Ils nieront qu’elle soit, qu’elle ait jamais été,
    Et ne comprendront pas une occulte puissance.
    Alors qu’elle repose et qu’elle fait silence.

    Mais ce repos, Emile, est un travail encor :
    C’est le travail de l’air amassant son trésor.
    Comme il cueille un parfum dans la fleur caressée,
    Tu sais dans chaque fleur cueillir une pensée,
    Un rêve dans la nuit, un hymne dans la voix
    Des eaux de la rivière et des feuilles du bois.

    Puis une heure viendra : l’heure ou la poésie,
    Saturée à la fin de ses flots d’ambroisie,
    Déploîra librement son magnifique vol
    Et d’un pied dédaigneux repoussera le sol.
    Des hommes, cependant, répandait de leur doute,
    Te montreront encor les traces de sa route,
    Que la fille du ciel, de retour au saint lieu,
    Aura déjà chanté sous la face de Dieu.