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dispositions du prince, et j’ai saisi avec empressement l’occasion que me donnait cette condition proposée pour rompre entièrement. Mais je sais que malgré tout cela, lettres et articles de journaux, Saint-René Taillandier et le ministre de l’Instruction publique ne renoncent pas à poursuivre ma réintégration dans l’Université comme une réparation de l’injustice faite en ma personne à tout le corps enseignant. De plus, quand se fera la nomination de Renan[1], on aura encore besoin de la mienne pour faire compensation aux yeux des catholiques ; il n’est donc pas impossible que la question endormie se réveille dans quelques semaines ou quelques mois. J’essaie de l’oublier et de me remettre à la vie et au travail. A chaque jour suffit sa peine. Voilà une heure de trêve. Je m’en remets à la garde de Dieu pour le futur combat[2]… »


V

Hélas ! ce n’est pas cette question endormie qui se réveilla quelques semaines plus tard, c’est la nation elle-même qui fut réveillée dans les affres de la défaite. Et son réveil fut d’autant plus terrible que son sommeil avait été plus long.

Emile Péhant, comme tous les penseurs que l’âge ou les infirmités empêchèrent de courir aux armes, souffrit cruellement de nos désastres.


Au mois de juillet dernier, écrivait-il à Victor de Laprade le 20 décembre 1870, la Muse avait semblé vouloir honorer ma vieillesse d’une dernière visite, et pendant ses trente et un jours j’avais aligné sous sa dictée quelque chose comme mille à onze cents vers ; mon poème de Jeanne la Flamme commençait à se dessiner, et R…, à qui j’ai communiqué cette rapide ébauche, y a trouvé une couleur plus épique qu’à ma pauvre Jeanne de Belleville. Mais comme je faisais les quelques recherches historiques dont j’avais besoin pour ma quatrième partie, des malheurs inouïs se sont abattus sur la France. J’en ai ressenti le contre-coup, et sans pouvoir désespérer du succès final, je suis tombé dans cet accablement que vous avez si éloquemment dépeint. J’ai brisé ma plume pour ne plus songer jour et nuit qu’à nos douleurs. Mais que notre patrie triomphe, la Muse reviendra et trouvera dans mes souffrances des forces nouvelles ou au moins des couleurs vraies, car mon poème reproduit, chose étrange ! presque tous les désastres qui m’ont tant fait souffrir. Mais, hélas ! qui sait si la vieillesse et la mort peut-être ne précéderont pas la Muse ? Qu’importe, après tout ? J’ai eu la sagesse de ne jamais m’enivrer

  1. Renan ne fut réintégré dans sa chaire que par Jules Simon, sous le gouvernement de la Défense nationale.
  2. Lettre inédite.