Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 161.djvu/706

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

naissance des maladies mentales ; c’est donc en profane que je me suis efforcé de m’éclairer sur ce point ; et, pour y parvenir, je n’ai pas trouvé de meilleur moyen que de relire, ligne par ligne, dans leur ordre chronologique, les écrits de Nietzsche. Or j’ai découvert dans ces écrits, à un certain moment, un changement brusque, que rien ne faisait prévoir dans les écrits antérieurs. Un changement aussi complet qu’imprévu, portant à la fois sur le style, sur les images, sur la façon d’enchaîner les idées, sur le ton et les sentimens de la polémique. D’un ouvrage à l’autre, l’ensemble de la pensée de Nietzsche m’est apparu transformé. Et je me suis dit : « Voilà où doit avoir commencé la folie ! » Jusque-là, Nietzsche était sain ; depuis lors il est surexcité, anormal, malade. Dans les quatre premiers livres de la Gaie science, datant de 1882, tout est encore en règle ; dans le cinquième livre, écrit en 1886, Nietzsche est déjà malade. D’autre part, l’écrit intitulé : Par delà le bien et le mal, qui date de 1883, se rattache, très nettement, à la nouvelle manière. C’est donc dans la période comprise entre 1882 et 1885 que s’est produite la première altération de l’esprit de Nietzsche, et c’est aussi durant cette période qu’a été achevée la rédaction de Zarathustra : de telle sorte que ce livre, sous sa forme présente, nous apparaît comme né à la limite entre la santé et la maladie. Et, en effet, j’y trouve, malgré son éclatante beauté poétique, mainte erreur de goût, dans la pensée et le style, qui atteste déjà un désordre cérébral.

Cela ne signifie pas, naturellement, que je tienne tous les écrits ultérieurs de Nietzsche pour l’œuvre d’un fou. Fou, Nietzsche ne l’est devenu qu’en 1889, et, depuis lors, il n’a plus rien écrit. Mais je sens, dans ces écrits, quelque chose d’agité et de pervers, quelque chose d’aigu et de criard, qui va augmentant d’année en année, et dont les premières traces se reconnaissent déjà dans Zarathustra.

M. Ziegler ne croit pas, au reste, que ce « désordre cérébral » puisse être considéré conune la cause du caractère négatif de la philosophie de Nietzsche. Celui-ci était, par nature, un négateur. Il était incapable de rien construire sur les ruines de ce qu’il avait démoli. Et de même qu’il n’est jamais parvenu à donner une conclusion positive à son Zarathustra, de même tous ses ouvrages précédons et suivans restent, en fin de compte, de géniales ébauches, où manque la conclusion qu’on souhaiterait d’y trouver. Ayant un jour entrepris, à Bâle, une série de conférences sur la réforme de l’enseignement universitaire, Nietzsche a d’abord très éloquemment exposé les vices de l’enseignement universitaire de son temps ; mais quand il a eu, ensuite, à exposer le programme de l’enseignement tel qu’il l’entendait, sa belle ardeur s’est éteinte d’un seul coup ; il a interrompu la série de ses conférences, et personne ne saura ce que devrait être, suivant lui, le futur enseignement universitaire. Cet épisode est le symbole de toute sa carrière de philosophe.