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En vérité, mon cher docteur, vous ne pouviez me répondre d’une façon plus agréable que vous l’avez fait en me communiquant les épreuves de votre livre... Oui, vous êtes un poète ! C’est cela qui me touche : les sentimens et leur jeu, et non pas l’appareil scénique. C’est cela qui produit l’effet, et qui est digne de foi !

Quant à la langue... eh bien ! nous causerons de la langue de vos dialogues quand nous nous verrons. Ce n’est point un sujet à traiter par lettre. Sans doute, mon cher docteur, vous lisez encore trop de livres, surtout trop de livres allemands ! Comment peut-on lire un seul livre allemand ?

Mais excusez-moi ! Je l’ai fait moi-même, jadis, et cela m’a coûté bien des larmes !

Wagner a dit un jour de moi que j’écrivais en latin, et non en allemand. C’est vrai : et d’ailleurs je ne puis m’intéresser que de loin à tout ce qui est allemand. Considérez mon nom : mes ancêtres étaient des gentilshommes polonais, la mère de ma grand’mère encore était une Polonaise[1]. Je ne suis ainsi qu’à demi Allemand ; et, m’en faisant une vertu, je prétends m’entendre mieux à l’art du style que cela n’est possible à aucun Allemand. Ajournons donc à notre prochaine rencontre le plaisir de causer de tout cela !

Pour ce qui est des « héros, » je n’en ai point aussi bonne opinion que vous. Je reconnais que la condition de « héros » est la forme la plus acceptable de l’existence humaine, surtout lorsque l’on n’a pas d’autre choix. Mais voilà : nous prenons goût à quelque chose, et aussitôt le tyran qui est en nous (et que j’appellerais volontiers notre moi supérieur) nous dit : « Sacrifie-moi précisément ceci ! « Et nous le lui sacrifions, mais c’est comme si l’on nous torturait à long feu. Ce sont en vérité les problèmes de la cruauté que vous traitez là ! Se peut-il que vous y ayez plaisir ? Je vous l’avoue : j’ai, quant à moi, trop de cette complexion « tragique » dans le corps pour ne pas être souvent amené à la maudire. J’aspire à enlever à l’existence humaine une partie de son caractère douloureux et cruel. Mais pour pouvoir vous en dire davantage, j’aurais à vous révéler ce que je n’ai encore révélé à personne : la tâche qui se dresse devant moi, la tâche de ma vie. Or de cela nous ne pouvons pas nous entretenir ! Ou plutôt, tels que nous sommes l’un et l’autre, deux solitaires, nous ne pouvons pas nous taire ensemble de tout cela ! Votre reconnaissant et dévoué de tout cœur,

F. Nietzsche.



Mme Foerster nous apprend que Nietzsche rêvait de faire de Stein son « disciple. » C’est pour cela, peut-être, que, dans toutes les lettres qu’il lui écrivait, il s’étendait si complaisamment sur la « tâche de sa vie. » Stein ayant eu l’ingénuité, l’année suivante, de l’engager à venir à

  1. On sait que sur ce point Nietzsche, de l’aveu même de sa sœur, se trompait absolument : il n’avait pas dans les veines une seule goutte de sang polonais. Et si l’on voulait chercher de nouvelles preuves du dérangement cérébral qui a précédé, chez lui, l’éclosion décisive de la folie, on en trouverait une dans l’insistance croissante avec laquelle, de 1883 à 1888, il s’est glorifié de cette origine slave, tout imaginaire.

TOME CLXI. — 1900. 45