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d’indicible tristesse, d’espoirs éperdus. Se pouvait-il qu’on eût laissé se consumer stérilement leur flamme d’enthousiasme et de bonne volonté, se corrompre tant de forces vives ? On était toujours à les leurrer de la sortie prochaine, on les cajolait, on les comblait de distinctions et d’éloges hyperboliques, et en même temps, on gardait d’eux une peur manifeste, trahie jusque dans la faiblesse des répressions, le ridicule des punitions. On les jugeait en secret un ramassis incohérent, indiscipliné. Que faire, disaient les généraux, sans songer qu’ils se condamnaient eux-mêmes, de troupes non aguerries ? À qui s’en prendre, si elles ne l’avaient pas été ?

Certes, il y avait dans le tas, et parfois dans des compagnies entières, des saoulards, des chenapans et des lâches. Pas plus tard que l’avant-veille, la moitié d’un bataillon s’était présentée aux avant-postes, ivre, commandant en tête. D’autres avaient déserté leurs tranchées. Clément Thomas avait dû licencier les tirailleurs de Belleville pour fuite devant l’ennemi et refus de marcher. Mais ce ce que, sur plusieurs centaines de mille hommes tirés d’une capitale qui avait ses bas-fonds, il y avait d’inévitables élémens de désordre, devait-on juger à cet exemple la garde nationale entière ? Pourquoi ne l’avoir pas, dès le début, disciplinée ? Pourquoi n’en avoir pas tiré un noyau solide, qui eût fourni une véritable armée ? Vraiment, on était mal venu à lui reprocher son incapacité militaire, quand on avait tout fait pour l’entretenir, rien pour y remédier… Mais Martial était jeune, avait besoin de vivre. Qu’à Noisy quelques-uns se répandissent dans les maisons abandonnées, à la recherche des provisions et du bois ; que, dans les villages voisins, un pillage partiel défonçât armoires et tonneaux, brisât, pour les feux de bivouac, les palissades et les meubles, qu’y pouvait-il ? Qu’y pouvaient tant de lieutenans et de capitaines sans autorité, souvent sans morale, sortis d’élections déplorables ? Et n’était-ce pas la loi terrible de la guerre, qui, quand elle n’élève pas les caractères, les ravale, déchaîne la basse animalité ? Aussi, quand Thérould, absent depuis une heure, reparut, deux bouteilles de Porto blanc sous le bras : « Et, tu sais, provenance garantie ! Le marchand en répond, » Martial, sans s’enquérir davantage, trinqua de bon cœur avec les camarades. Le lieutenant, qui s’y connaissait, eut des clappemens de langue. Le vin était bon.

L’aube du troisième jour se leva dans le brouillard ; au dégel