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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

il s’efforçait de paraître crâne, jouait à l’endurance du brisquard. Mais, devant lui, le feu des grandes bûches de Charmont ronflait dans le poêle de la salle à manger. Sa faim sourde se repaissait d’une vision de table chargée de plats. Un coup de coude lui défonça les côtes.

— Passe-moi du tabac, mon fi !

Son voisin, un grand diable, sec comme trique, dont le nez d’oiseau de proie pendait entre des moustaches phénoménales, sur une bouche fendue, loucha terriblement, par plaisanterie :

— La fumée, vois-tu, ça creuse ; mais une chique, ça nourrit.

Ce chevronné, vétéran d’Algérie, de Crimée et du Mexique, dont la vie n’avait été que de remplacemens, et s’était bronzée aux camps, avait pris en amitié ce blanc-bec, d’autant plus tendrement qu’il l’avait vu jeune, gauche, les poches garnies, et ce qui ne gâtait rien, neveu du colonel. Rombart, moniteur patient, avait inculqué à Henri les notions de l’art militaire : comment on paquette un sac, comment le parfait zouave roule sa ceinture et coiffe sa chéchia. Avec cela, et le port d’armes, on allait au bout du monde ! Rombart était fier des progrès de son élève, admirait en lui sa propre science. Il lui décocha une autre bourrade amicale, d’avertissement cette fois. « Hep ! v’là le colo ! Il a de la tournure, ton oncle ! »

Le colonel Du Breuil, mécontent de l’attente, passait en avant du front ; suivi d’un adjudant-major, il allait relancer le chef de gare. Barbiche raide, profil austère, sa canne légendaire à la main, il hâtait son pas encore vif. Les voix tombèrent ; on l’accompagnait du regard.

Henri, une fois de plus, se sentit déçu. Il eût voulu que son oncle, par un clin d’œil, lui marquât qu’il s’apercevait de sa présence, il ne se rendait pas compte qu’absorbé par tant de soucis le colonel avait d’autres préoccupations ; il le supposait prévenu contre lui, ennuyé de son inexpérience, doutant de ses qualités. Là où M. Du Breuil, soucieux de la responsabilité que lui avait confiée son beau-frère, s’était borné à de la réserve, veillant en dessous à ce que l’enfant fût bien traité, Henri découvrait de la froideur, l’injure d’un traitement immérité. Cette distance qui souvent sépare, d’une incompréhension méfiante, les très jeunes des très vieux, il la mesurait tout à coup, maintenant que son oncle était devenu son chef. Il le rendait responsable de toutes les déceptions qui avaient fondu sur lui, froissé son enthou-