Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 161.djvu/763

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
759
LES TRONÇONS DU GLAIVE.

bite, et brandissant le poing du côté du Louvre, que c’est ce gouvernement de faux républicains qui nous vaut ça ! Ces donneurs d’eau bénite qui nous ont laissés moisir inutiles ! Ce Trochu qui n’a su rien faire !

Dans la cour, un bruit de pioche mordant la pierre retentissait. Martial et Thérould, s’enveloppant de leur manteau, Nini emmitouflée d’un châle, sortirent. Un froid soleil étincelait sur la neige, pâlissait l’azur brumeux. Ils virent Louchard qui dépavait la cour. Il maniait l’outil, comme s’il n’avait fait que cela aux tranchées.

— Songez donc, monsieur Martial, si un obus tombait là-dessus ! Au moins, avec une bonne couche de sable…

D’autres explosions se succédaient. Du Jardin des Plantes au Panthéon, de l’Observatoire à la rue de Sèvres, les projectiles pleuvaient sur tout le quartier du Luxembourg et de Saint-Sulpice. Les vitres tremblaient ; la secousse ininterrompue des détonations se précipitait, comme les coups de piston d’une machine à vapeur. Sans aucun avertissement préalable que des menaces, le bombardement s’abattait sur les hôpitaux, les écoles, les musées et les églises. Les ténèbres ne ralentirent pas le fracas meurtrier. L’ambulance du Luxembourg était évacuée la nuit, à la panique des blessés. Des gens inoffensifs étaient tués dans leur lit. Les sinistres oiseaux de fonte sifflaient au-dessus des toits, avec un déchirement aigu, suivi d’éclats de foudre, d’un écroulement de débris. Une stupeur morne enveloppait la ville entière, les quartiers intacts comme les autres. Avec le soleil, le dégel était venu. Ce fut dans une fange glissante que, le dimanche au petit jour, Mélie et Tinet, n’y tenant plus, déménagèrent, emportant les outils du relieur et un paquet de nippes. Ils partageraient le taudis d’un camarade, au Temple, où l’on était en sûreté. L’après-midi, un camion, attelé de deux chevaux bien pansés, stationna devant la maison. On vit Blacourt affairé présider à l’enlèvement de ses meubles les meilleurs. Le soir, chargeant eux-mêmes une petite voiture à bras, les Delourmel s’éloignèrent, allant loger plus loin, chez des parens. Ils avaient empilé en deux malles leurs effets ; et, leur appartement bien fermé, lui en redingote et képi, tirant aux brancards, elle en robe de soie du dimanche poussant à la roue, sans retourner la tête ils partirent. Quant au fermier, il se trouvait bien là, dans les meubles de Du Noyer ; hors de sa terre perdue et