Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 161.djvu/770

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
766
REVUE DES DEUX MONDES.

voyait, n’en comprenait pas plus que ces bœufs à l’œil terne, empilés dans un convoi parallèle, et dont les mufles cornus se montraient aux claires-voies, relevés en des beuglemens plaintifs.

Avec un fatal retard, qui viciait l’opération dans le principe, une partie du 18e et du 20e corps, suivant ce tronçon de ligne de Dôle ou le détour ferré de Mâcon, Bourg, Lons-le-Saulnier, l’autre peinant sur les chemins de montagne couverts de verglas, l’armée se traînait vers Besançon. Le poids des misères déjà subies durant cette campagne de trois mois, ses combats et ses retraites, alourdissait les troupes, qu’une main ferme n’avait pas ressaisies et que contribuait à maintenir flottantes leur improvisation même : généraux souvent inexpérimentés, états-majors ignorans, cadres insuffisans, secours administratifs presque nuls, — le tout, c’est-à-dire rien, pour animer des masses sans instruction ni entraînement militaires, capables pourtant d’endurance physique et d’efforts, magnifiques germes perdus.

Il manquait encore, ralliant par petits paquets, presque tout le 15e corps et le 24e corps. Tels, dénués de tout par impossibilité de se ravitailler, faute de convois, — car, le 18e et le 20e corps ayant perdu dans le transport presque tous leurs équipages, et le 24e n’en ayant pas, le pays traversé ne pouvait suffire aux immenses besoins de charrettes et de voitures, et des épaisseurs de neige et de glace rendaient tous chemins impraticables, — tels, sous le suaire meurtrier de cet hiver sibérien, s’avançaient à tâtons, vers leur destin obscur, ces 140 000 hommes, seule force intacte, suprême espoir de la France.

Pour faire face à ces difficultés presque insurmontables, guider à la victoire cette apparence d’armée, il eût fallu dans le commandement une autorité, une ardeur, une décision, une ténacité géniales. Bourbaki, chef heureux, n’avait que l’éclat pâlissant d’un ancien prestige, la plus héroïque intrépidité, un dévouement sincère, mais abattu. À ses cinquante-six ans manquait le ressort de tout, la foi. Avec les gloires de l’Empire, son étoile avait disparu ; il survivait, meurtri, à cet écroulement. Il était de ce temps où, les généraux n’ayant qu’à lever le sabre, les soldats gagnaient les batailles. Aujourd’hui, les vainqueurs de Crimée : et d’Italie, la Garde impériale emplissaient les casemates allemandes. Il avait 140 000 hommes et pas de soldats. Dépaysé parmi ce monde nouveau, faisant quand même à la patrie un sacrifice entier, il la servait religieusement, non avec l’enthou-