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LE P. GRATRY.

rassemblée, » voilà, dans le dernier ouvrage du P. Gratry, les dernières visions ; après les harmonies de l’intelligence, voilà les harmonies de la charité.

Il mourut enchanté par elles. Pendant sa dernière maladie, il répétait souvent : « Oh ! la charité ! la science de réunir les hommes ! » et parmi ses papiers on trouva ce testament d’universel amour :

« Je laisse à tout être humain que j’ai jamais salué ou béni, et à qui j’ai jamais adressé quelques paroles d’estime, d’affection ou d’amour, l’assurance que je l’aime et bénis deux ou trois fois plus que je ne l’avais dit.

« Je lui demande de prier pour moi, pour que j’arrive au royaume de l’amour, où je l’attirerai aussi par l’infinie bonté de notre Père.

« J’étends ceci à tous mes amis inconnus et à venir, et aussi loin que Dieu me permet de l’étendre, omnibus hominibus (saint Paul).

« Je les salue tous devant Dieu, je les bénis du fond du cœur, je leur demande de prier pour moi, et j’espère que je serai près d’eux, et avec eux, après ma mort plus que pendant ma vie !

« Et à revoir auprès du Père. »

Il semble bien, après cela, qu’on puisse dire du prêtre qui a relevé l’Oratoire ce que Bossuet disait du prêtre qui l’a fondé : « Le monde entier était trop petit pour l’étendue de son cœur, pendant que son cœur même était trop petit pour l’immensité de son amour. »


… Et voici qu’au moment de finir, le mot de l’oracle nous revient à la mémoire. Si le P. Gratry mit de la musique en tout, si tout fut musique en son esprit et dans son âme, la musique véritable et qui n’est que musique, celle-là même il la comprit et l’aima. Il l’aima jusqu’à la fin, comme tout ce qu’il aimait. « Encore quinze jours avant sa mort, a raconté le cardinal Perraud, un musicien ambulant s’était arrêté sous ses fenêtres et avait joué je ne sais plus quelle mélodie d’un grand maître. « Ce n’est pas cela, dit le Père, c’est beaucoup trop lent. Tenez, dit-il à mon frère, portez-lui cette pièce, dites-lui qu’un grand musicien l’écoute, et demandez-lui ou de cesser de jouer cet air, ou de le jouer plus vite. » Le Savoyard ne se le fit pas dire deux fois. La mesure fut accélérée, et le Père dit : « Bien, bien, c’est cela maintenant. »