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porte suffisamment, et de parfaitement suffisans. Supposons, par exemple, que, comme nous l’avons indiqué, on fasse de la profession l’élément principal de l’organisation du suffrage universel, qui elle-même doit être la partie principale de l’organisation de la démocratie. Quoi de factice là-dedans ? Quels élémens plus naturels, moins artificiels que la profession ? Lesquels sont entre eux plus différenciés que les professions ne le sont entre elles ? Lesquels se spécialisent plus sûrement ? Lesquels s’associent et coopèrent plus spontanément à la fin commune de l’être social : la vie sociale ? et d’un être social bien déterminé, la nation : la vie nationale ? Il n’est pas d’élémens qui se coordonnent mieux ; mais, — sans discuter d’ailleurs si ce n’est pas assez qu’il y ait coordination pour qu’il y ait organisation ou s’il y faut de toute nécessité la subordination des élémens, — je ne crains pas d’avancer que, même dans une démocratie qui a l’égalité pour principe, les élémens de la vie sociale, de la vie nationale, non seulement se coordonnent, mais se subordonnent hiérarchiquement.

Du moment qu’elle vit, et qu’elle n’est pas une abstraction pure, la démocratie, comme toute autre forme de société, de gouvernement et de vie, ne peut se passer ni de fonctions différenciées ni de fonctionnaires différens, et, si égalitaire qu’elle soit, ni elle n’égalise les fonctions, ni elle n’égalise les fonctionnaires. Même dans la démocratie la plus égalitaire, il ne viendra à l’esprit de personne de dire que le cantonnier qui rabote la route est, comme fonctionnaire, l’égal du ministre des Travaux publics, ou que les fonctions de juge de paix et celles de premier président de la Cour de cassation s’équivalent.

Car enfin, il faudrait une bonne fois s’entendre sur ce que c’est que l’égalité, même dans la démocratie. Ni là, ni nulle part, égalité ne signifie ni identité, ni uniformité. Tout ce que proclame la démocratie par égalité, c’est que personne n’est « disqualifié » au point de départ, et, si l’on nous passe ce jargon de champ de courses, que tout le monde y est « handicapé. » Tout ce qu’elle proclame, c’est que légalement tous les emplois sont accessibles à tout le monde, que légalement aucun n’y est inaccessible à personne. On n’a jamais dit autre chose, et voici ce que disait textuellement Louis Blanc dans le fameux programme rédigé pour le journal La Réforme, en 1848 : « Tous les hommes sont frères. Où l’égalité n’existe pas, la liberté est un mensonge… » Puis, immédiatement après : « La société ne saurait vivre que par l’inégalité des aptitudes et la diversité des fonctions[1]… »

  1. Louis Blanc, Révélations historiques, en réponse au livre de lord Normanby, Bruxelles, 1859. t. Ier, p. 67.