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cahiers que lui avait légués son ami. Louis Ratisbonne a su tout à la fois respecter la discrétion d’une âme jalouse de garder son secret et nous aidera mieux suivre le développement d’une pensée solitaire. Cela fait que son nom restera inséparable de celui d’Alfred de Vigny : l’histoire des lettres n’oubliera pas ce qu’elle doit à l’éditeur des Destinées et du Journal d’un poète.


C’est parmi les poètes de terroir qu’il faut ranger Gabriel Vicaire, parmi ceux dont il semble que l’inspiration se soit levée du sol et dégagée de l’atmosphère natale. Fidèles au coin de pays où s’est éveillée leur imagination, où leur sensibilité toute neuve a commencé de vibrer, ils découvrent à ses horizons familiers un je ne sais quel charme qui échappe à d’autres yeux. Ils en aiment les aspects pour les avoir, du plus loin qu’il leur souvienne, rencontrés toujours : ils en aiment les gens pour avoir vécu toujours parmi eux. Ils les aiment, non pour aucun mérite particulier, mais parce que ce sont eux. Parmi les campagnes où ils ont couru à toute heure du jour, le long de la rivière dont ils ont tant de fois regardé l’eau couler, au pied de la colline, au seuil des maisons, ils retrouvent des sensations qui ont toute la fraîcheur des premières années. Ils en retrouvent de plus lointaines encore et de plus profondes, venues de ceux qui ont avant eux foulé la même terre. L’esprit de la race longtemps porté par les générations qui se sont succédé à un même endroit s’épanouit enfin en une fleur de poésie. C’est à lui que ces poètes sont redevables du meilleur de leur talent. Ce qui le prouve bien, c’est que, s’ils viennent à se dépayser, et s’ils s’essayent à d’autres thèmes, on ne trouve plus dans cette nouvelle partie de leur œuvre autant de saveur et d’originalité. Ce qui leur manque alors c’est ce qui manque à l’arbre déraciné, et parlant, privé de la sève qu’il puisait aux profondeurs du sol.

La Bresse a été pour Gabriel Vicaire ce qu’a été pour d’autres la Bretagne ou l’Anjou. Encore faut-il savoir ce qu’il était capable d’y comprendre et d’y goûter, car la nature n’est que le cadre où chacun de nous fait tenir son rêve. Le rêve de Gabriel Vicaire ne s’élevait pas très haut : c’était celui du sage épicurien, content de sa médiocrité qui lui épargne les soucis de l’ambition et la peine de l’effort :


Sous un auvent de paille une chèvre à l’attache,
Une ravine ombreuse où le soleil fait tache,
Autour d’une fontaine un ruban de cresson,
Moins encore, il suffit. La divine chanson,
Nous l’entendrons toujours quand nous voudrons l’entendre,