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du temple delphique, nos rhétoriqueurs ne se les étaient point du tout « convertis en sang et nourriture. » On les avait vus s’efforcer de devenir eux-mêmes Latins et Grecs, au lieu que, de ces Grecs et de ces Latins, il eût fallu s’efforcer de faire des Français. S’il y a deux manières d’user de la tradition, dont la première est de s’y conformer judaïquement, et la seconde au contraire de n’en retenir que ce qu’il faut pour « la continuer » en la transformant, on avait pratiqué jusqu’ici la première. Mais la Défense n’était qu’un long et chaleureux plaidoyer en faveur de la seconde. On n’étudiera désormais le latin et le grec que pour apprendre d’eux à s’en passer un jour ; et, à ce propos, je ne sais si l’on fait assez de compte du curieux passage où Du Bellay l’a formellement déclaré :

Songeant beaucoup de fois[1] d’où provient que les hommes de ce siècle généralement sont moins scavans en toutes sciences et de moindre pris que les anciens, entre beaucoup de raisons, je trouve celle-ci que j’oseroy’ dire la principale : c’est l’étude des langues grecque et latine. Car, si le temps que nous consumons à apprendre lesdites langues, estoit employé à l’étude des sciences, la nature certes n’est point devenue si brehaigne qu’elle n’enfantast de notre temps des Platons et des Aristotes. [Illustration, Livre I., ch. X.]

Qu’est-ce à dire, sinon que l’imitation des anciens, nécessaire de ce que l’on appelle une « nécessité de moyen, » ne le sera pas toujours ? que le temps viendra de ne plus aller à l’école ? et qu’à vrai dire, en refusant d’y aller, c’est l’échéance de ce moment même qu’on recule ?

On le voit donc, la contradiction n’est qu’apparente ou superficielle, entre le conseil que donne la Défense sur l’imitation des anciens, et l’ambition que l’auteur nourrit « d’amplifier et de magnifier la langue. » Il n’y en a pas davantage entre cette ambition, quoi qu’on en ait pu dire, et les conditions générales d’évolution ou de développement d’une langue. C’est Du Bellay qui a raison : une langue littéraire est ce que la font les hommes qui la parlent, ou plutôt qui l’écrivent,

Donques les langues ne sont nées d’elles-mêmes en façon d’herbes, de racines et d’arbres : les unes infirmes et débiles en leurs espèces, les autres saines et robustes et plus aptes à porterie fais des conceptions humaines, mais toute leur vertu est née au monde du vouloir et arbitre des mortelz…

  1. On notera qu’il joint ici l’exemple au précepte, et qu’il ne fait, dans ce passage, que traduire ou s’approprier, pour une fin particulière, le début du De Oratore de Cicéron : « Cogitanti mihi sæpe numero, etc.