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LE FANTÔME.

bienfait, le seul que pussent recevoir ces deux sensibilités dont l’une avait tant souffert de son propre silence, dont l’autre s’était tant suppliciée contre ce mystère. Du moins, à partir d’aujourd’hui, leur sort allait se décider d’une manière définitive, sans les incohérences et les surprises que les luttes intérieures de Malclerc avaient infligées par contre-coup à leur ménage. Mais avaient-ils encore un ménage ? La réponse à cette question dépendait uniquement d’Éveline. À peine si d’Andiguier l’avait vue lui-même quelques minutes chaque jour, et sans jamais qu’elle lui parlât d’autre chose que de sa santé à lui. Cette sollicitude à son égard, conservée par l’accouchée au milieu des pires souffrances, comme aussi son désir que son fils s’appelât Philippe, avaient touché le vieillard à la place la plus profondément malade de son cœur. Il avait voulu voir, dans cette tendresse persistante d’Éveline pour le vieil ami de sa mère, la preuve que la révélation de l’affreuse chose n’avait pas tout à fait détruit chez elle le culte de cette mère. Ce dévot d’amour avait encore ce passionné besoin, de plaider pour la morte auprès de la vivante. Il lui était intolérable de penser qu’Éveline dût juger Antoinette. À travers le martyre de ses jalousies rétrospectives, il en était arrivé, vis-à-vis de son amie disparue, à ce pardon total, absolu, qui fait plus qu’excuser, qui comprend, qui accepte, qui plaint. Comment donner à la femme d’Étienne Malclerc qui était aussi la fille d’Antoinette Duvernay les raisons de cette indulgence, presque de cette complicité de pensée ? Pour lui, le mariage d’Antoinette la justifiait d’avoir cherché le bonheur où elle l’avait cherché. Il ne pouvait pas, il ne devait pas défendre Antoinette ainsi, et cependant ce lui était un supplice de se dire : Éveline ne la vénère plus, elle ne l’aime plus comme auparavant… — Sauver l’avenir de ce ménage, du moins ce qui en était encore sauvable, — sauver l’image d’Antoinette dans le cœur de sa fille, tous les motifs d’exister se réduisaient maintenant à ces deux rêves pour cet éternel amoureux, si absorbé par cette double espérance, par cette double incertitude plutôt, qu’il ne sentait plus sa propre maladie, la continuelle étreinte de la ceinture névralgique dont sa poitrine étouffait. Chaque mouvement le déchirait, chaque respiration, et il allait sans cesse de l’appartement de la rue de la Chaise à l’hôtel de la rue de Lisbonne, et sans cesse il avait de longs entretiens avec Malclerc. À présent que celui-ci savait la nature de l’affection que le vieil-