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de cette confiance, elle me croit tout semblable à elle, il se fait en moi une révolte… de quoi ?… De mon honneur, tout simplement. L’impression est trop forte de la différence entre l’homme qu’elle voit et l’homme que je suis, trop forte l’évidence de la mauvaise action que j’ai commise en prenant toute la vie d’une créature si intacte, si étrangère à toutes les complications, alors que ces complications sont, pour moi, la façon même de sentir, alors que ce mariage était lui-même, pour moi, la complication suprême. La faute en est toujours à cette ressemblance qui m’a empêché de voir sa personnalité distincte. J’ai cru reconnaître en elle des nuances de cœur toutes pareilles à celles du cœur de sa mère. Et c’est bien vrai qu’elle a de sa mère cette faculté de s’absorber dans son sentiment, cet art aussi de manifester ce sentiment avec tant de finesse, d’en empreindre tous ses gestes, toutes ses pensées. Mais, chez Antoinette, un triste mariage, de longues années de contrainte, des habitudes de reploiement sur elle-même avaient produit des complexités de caractère qui en faisaient ma vraie compagne. Elle était mon âme-femelle, comme elle disait quelquefois elle-même. Ma sensibilité souffrante, qui déjà n’était plus simple, s’appariait à la sienne, si étroitement, si absolument. Si c’était elle que j’eusse épousée et non Éveline, je pourrais, j’en suis sûr, même dans un si étrange mariage, me montrer à elle, lui confesser la vérité de tous mes égaremens, elle reconnaîtrait son cœur dans mon cœur. Elle et moi, nous étions de la même race, de ces âmes avides de sentir, inassouvies d’émotion, de ces esprits impatiens et audacieux qui vont à leur bonheur par-dessus et à travers les lois. Éveline appartient à l’autre race, à celle des âmes d’ordre, de soumission, d’harmonie, qui ne conçoivent même pas l’émotion hors du devoir, qui ne voudraient pas d’un bonheur acheté au prix d’une faute, qui ne pourraient pas en vouloir, car ce bonheur, pour elles, ne serait plus du bonheur. Si la pieuse enfant me voyait tel que je suis, — sous cette lumière qu’elle imagine devoir éclairer les replis les plus cachés, dans ce jour du Jugement, — elle ne me chérirait pas moins, j’en ai la certitude, — on ne se reprend plus, quand on s’est donnée à ce degré, — mais j’ai la certitude aussi que tout son amour deviendrait comme une grande plaie. Je sais cela, et de le savoir est pour moi comme un jugement en effet, comme une condamnation. Cette enfant me fait, par sa seule présence, douter des idées qui ont gouverné toute ma vie. J’ai toujours