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fait un tel cas du simple bon sens que ses visées semblent parfois bien modestes. On dirait qu’il a peur de perdre pied tant il se défie des beaux parleurs et des théories trop ambitieuses : « L’homme a grand discours, mais la plus grande partie en est vaine et fausse ; les animaux l’ont petit, mais utile et de bon sens ; mieux vaut petite certitude que grand mensonge. » Revenant ailleurs sur ce point, il présente la même pensée sous une autre forme : « Toi qui vis de songes, il te plaît plus les raisons sophistiques et coquineries des hâbleurs dans les choses grandes et incertaines que les certaines naturelles et non de si grande hauteur. » Mais s’il vante cette prudence grâce à laquelle « qui marche bien tombe rarement, » il ne blâme pas moins l’inertie intellectuelle et trouve que « qui pense peu se trompe souvent. »

D’autre part, si, mieux que personne, il sait le prix de la science, il en connaît aussi les limites, et croit qu’elle ne peut tout expliquer et que « la nature est pleine de raisons infinies qui ne sauraient être mises en expériences. » Bien qu’enivré des beautés qu’elle lui offre, il estime pourtant que « les sens sont chose terrestre et que la raison arrive à se dégager d’eux dans la contemplation. » Il y a, en effet, bien des mystères qui échappent aux démonstrations de l’homme, et les plus profonds, les plus intéressans sont en lui-même. La vie amène à chaque instant des problèmes difficiles et comme insolubles qui ne pouvaient manquer de préoccuper Léonard. » Mon Dieu, s’écrie-t-il, vous nous vendez tous les biens au prix de notre peine ; » et, une autre fois, dans un moment de cruelle angoisse, ce cri douloureux lui échappe : « Là où il y a le plus de sentiment, là il y a plus de martyre ! » En l’entendant, on est tenté de songer à Pascal, à ses nobles tourmens, à ses désespoirs entrecoupés d’extases et de subits ravissemens. Mais chez le Vinci de telles exclamations sont rares et ses tristesses durent peu. Ce n’est pas un mystique et il surveille ses émotions. En même temps qu’il s’entraîne et qu’il aspire aux sommets, il se contient. Sur certains points, sur ceux qui pourtant sont décisifs pour l’homme, il s’explique si peu qu’on a pu donner à ses réticences ou à ses aveux les interprétations les plus diverses et même les plus contradictoires. Est-ce par prudence, pour tenir les gens à distance et ne pas se livrer lui-même, qu’il avait adopté de bonne heure cette écriture à rebours qui lui était familière et qui rend parfois si difficile la lecture de ses manuscrits ? Il semble bien, en tout cas, que son