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l’ai laissée… Que fait-elle en ce moment ? Que pense-t-elle ? Je la devine, assise à notre balcon, fouillant dans l’espace, comme j’y fouille moi-même, me cherchant dans la distance et se dévorant d’anxiété. Comment ai-je ou la force de monter dans la voiture qui m’a emporté loin d’elle, puis dans le train, puis dans l’autre voiture, alors que chaque tour de roue mettait une nouvelle distance entre nous ? Comment, surtout, me connaissant moi-même, n’ai-je pas compris que je ne supporterais pas cette solitude si près d’elle, avec l’idée qu’elle souffre, qu’elle s’inquiète, qu’elle pleure ? Si elle a cru au prétexte que je lui ai donné, dans quelle anxiété elle doit être ! Si elle n’y a pas cru, dans quelle détresse ! Et moi, ne savais-je pas d’avance que cette tentative de retraite dans ces conditions, au lieu de calmer les lancinemens de l’idée fixe, les exaspérerait ? Cette nuit que je vais passer loin d’elle, la première depuis notre mariage, est à peine commencée, que, déjà, elle m’apparaît comme interminable. Le vent s’est apaisé. Le ciel est rempli d’étoiles. La mer, encore remuée, mais plus douce, palpite avec un soupir étouffé contre les rochers au-dessus desquels ouvrent mes fenêtres, et, dans ce soupir, j’en entends un autre, comme si l’appel du cœur d’Éveline arrivait au mien, porté par ces lames. Chose étrange ! Cette impression de l’avoir abandonnée en proie au chagrin a, pour un moment, tout suspendu en moi de mes autres sentimens. Le fantôme d’Antoinette lui-même a reculé. La pitié que j’ai pour la vivante serait-elle donc ma seule arme contre la pauvre morte, qui, elle, ne peut plus rien sentir ? Cette énergie d’oubli que j’ai rêvé de demander à ma volonté résiderait-elle là, uniquement là ? Ma volonté ? Comme si j’en avais une ! Comme si elle avait jamais été chez moi autre chose que le sentiment le plus fort !… Mais le voilà, ce sentiment le plus fort, avec lequel je peux espérer de vivre et d’aider à vivre. C’est cette pitié. Ah ! Cédons-y ! Abandonnons-nous à ce flot d’inexprimable émotion que le sentiment de sa souffrance me fait jaillir de l’âme, et qui efface tout, qui noie tout… Le reste : souvenirs, regrets, comparaisons, remords, ce sont des idées, un vain et inutile tourbillon d’idées. Ce qui est une réalité, et positive et saignante, c’est sa peine. Ce qui est une réalité, c’est ceci encore, que de la plaindre me fait l’aimer. Il faut qu’elle le sache, il faut qu’elle le voie. Non, je ne resterai pas ici, à essayer de me reprendre. Me reprendre ? Pourquoi l’ai-je voulu ? Pour pouvoir lui donner un peu de bonheur. N’en