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dommage qu’il faille se borner ; car elle n’est ni moins dramatique que la conquête, ni moins grosse de ruse, d’héroïsme et de férocité, cette lutte nombreuse, disséminée, cette guérilla de buisson et de clocher dont les scènes capitales n eurent point, du reste, l’ampleur qu’on serait tenté de leur prêter, mais se rattrapèrent par des prodiges de ténacité, d’adresse indiennes, par le dévouement individuel, par l’horreur des représailles, le combat singulier, la palpitante embuscade. Il n’y avait que sept mille combattans seulement à la bataille de Boyaca, gagnée par l’Emancipateur sur le général espagnol Barreiro et qui sonna l’affranchissement de la Nouvelle-Grenade ; mais il y eut, entre temps, les fusillades des cent vingt-cinq patriotes de Bogota et des vingt-deux patriotes de Carthagène. Il n’y en avait que neuf mille à la bataille d’Ayacucho où le maréchal Sucre décida de la liberté péruvienne ; mais vainqueurs et vaincus avaient pris soin antérieurement de s » ; déshonorer par le sac de Sorata et les folies de carnage qui le payèrent.

Et elle me parait presque incroyable à présent, cette paix suprême et exquise de l’hacienda de San Pedro, qui a fini par se faire ; sur tout cela, à laquelle ont abouti, fatalité’ des lassitudes humaines, tant de commotions et d’égorgemens. Dire que, si tant de poitrines ont râlé, si tant de larmes et de sang ont arrosé la généreuse glèbe andive, c’était simplement pour que, quatre-vingts ans plus tard, cinq ou six arbres géans, (vieux, verts et adorables, pussent renverser leur ombre sur un jet rigide de marbre blanc et semer, pour le plaisir des écureuils, leurs graines brunes sur le tapis des mousses…


II

En mer, une fois encore, par la pleine nuit noire, glissant plutôt que voguant vers la ville fabuleuse qui sera la dernière étape de mon pèlerinage.

Mon pèlerinage… Non, le mot n’est presque pas trop fort ; il tient compte de cette disposition aux émotions rétrospectives qu’imposent, un peu tous les jours, dix mois de caravanes à travers ces chemins historiques, de cabotages sur ces côtes où chaque baie, chaque promontoire, les estuaires comme les îles, vous racontent quelques pages de la Grande Geste, gardent quelque indélébile souvenir, généralement consacré dans le sang. Quel