Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 1.djvu/449

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mais le titanesque labeur mis de côté, n’est-ce pas presque plus de stupéfaction encore qu’a veut de pareils moyens, des réserves de corruption, humaine presque, inépuisables, qu’ayant sous la main la grotte d’Aladdin, l’Espagne ou l’Empire n’ait pas acheté l’Europe d’alors, levé d’irrésistibles armées, frété dix Armadas, subjugué le monde ? Où passaient-elles, ces sommes irrevables, en quels gaspillages inouïs, en quelles prodigalités païennes ou dévotes, pour que Philippe II lui-même, dès la seconde moitié de son règne, n’ait pu épargner ce suprême affront à sa signature royale, d’être refusée par les banquiers ? Retours immanens, insondables, mais nécessaires, diront les sages,

El maintenant, j’arrête enfin, sur le Quien sabe ? espagnol, parent du Makhtoub ! arabe ; , le cours trop long de ces rêveries. A quoi bon d’ailleurs remâcher tant de choses, puisque au fond rien ne sert jamais à rien et que tous les exemples d’hier n’empêcheront point demain de lui ressembler, s’il le faut, ni l’humanité de compenser chaque jour par une nouvelle tare quelconque ses bruyans progrès dans le plan matériel ? Mais, à travers les zones successives de la vie, c’est peut-être la seule utilité véritable que d’aller ainsi, explorant et notant, par goût d’artiste et sans but. Déjà un autre horizon va s’ouvrir, en échange de celui que je commence à perdre ; et qu’il fallait bien quitter une heure ou l’autre, ce soir, demain ou après. Et alors, voici qu’avec mon affinité complaisante pour toute cette jeune Amérique, pour tout ce vieux monde féodal, passionné et cruel, laissés derrière moi, je me reporte, non sans un peu d’émotion, à ma longue chaîne de lieues parcourues, à mes innombrables étapes, maussades ou heureuses et que, sans doute, jamais plus, je ne referai.

Du pont lisse et effilé du bateau qui se hâte à présent vers la Jamaïque et New York, perdu dans une contemplation profonde, je regarde Carthagène lentement s’éloigner. La fin de la belle après-midi projette encore là-bas, sur la soie du ciel, sur les constructions blanches, sur la campagne chaude et poudreuse, ces nuances colorées, ces fantasmagories du réel qu’on croirait empruntées à une toile de Ziem. Puis c’est la fuite, rapidement accélérée, du petit môle gris-bleu, de la baie raccourcissant sa courbe, entraînant peu à peu la tache mauve de Carthagène vers les dessous de l’horizon, derrière le scintillement apâli des eaux. Seule la haute silhouette grise et fière du