Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 1.djvu/53

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
47
LE FANTÔME.

si malade, que tout s’efface, s’abolit dans ma conscience, même cela. Après avoir cru aimer Antoinette et Éveline d’un même amour, après les avoir aimées toutes deux, il me semble parfois que ces deux femmes se sont détruites l’une l’autre dans mon cœur, et que je ne peux plus rien sentir ni par l’une ni par l’autre. C’est que je sais trop à présent mon incapacité à penser à l’une sans souffrir de l’autre. Quand je commence à m’attendrir sur Éveline, l’image d’Antoinette s’élève et l’obsession du remords me ressaisit. Quand j’essaie d’évoquer le charme des années d’autrefois et de cet amour qui me fut si cher, c’est l’image d’Éveline qui surgit, et elle m’inflige, de nouveau, le malaise intolérable. C’est comme si je les avais perdues toutes deux, — et je les ai perdues. J’ai perdu Éveline, parce que je ne peux rien lui apporter et rien recevoir d’elle que de la douleur. J’ai perdu Antoinette, — ah ! bien plus que le jour du tragique accident, parce que je ne peux plus, comme alors, m’abîmer, me rouler dans mes souvenirs d’elle ! Après que mon passé m’a empoisonné mon présent, mon présent m’empoisonne mon passé. D’avoir aimé la mère m’a empêché d’aimer la fille, heureusement, simplement, loyalement. D’avoir épousé la fille me rend insupportable d’avoir été l’amant de la mère.


Cette paralysie de ma sensibilité par l’excès d’émotions contraires, je l’ai constatée avec une mélancolie singulière, au cours des démarches que j’ai faites ces jours derniers pour liquider ce petit appartement de l’avenue de Saxe. Même à l’époque de mon mariage, j’ai reculé devant la disparition de ces trois chambres, où rien n’avait bougé. Elles avaient pour moi comme des physionomies de créatures vivantes. Il est vrai de dire qu’en ce moment-là, et dans mon état d’égarement sentimental, je n’ai pas cru faire tort à ma femme en conservant cet asile de mon bonheur d’autrefois. Éveline et Antoinette se confondaient si étroitement dans mon culte, que les reliques de mon ancien amour ne me paraissaient pas hostiles au nouveau. Les conditions étaient d’ailleurs arrangées de telle sorte que je n’avais à craindre aucune complication de l’ordre matériel. L’appartement n’était pas à mon nom. Éveline eût donc appris son existence, je pouvais prétendre que je le louais pour le compte d’un ami. C’eût été un mensonge. J’en ai tant fait. Les concierges, à qui son entretien est confié, n’ont pris cette place que depuis la