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LA RELIGION DE NIETZSCHE.

litudes entre les idées les plus plausibles de Nietzsche et les idées si connues de Guyau : ces similitudes lui paraissaient évidentes d’elles-mêmes. M. Jules de Gaultier, en écrivant pour le Mercure de France une longue étude intitulée De Kant à Nietzsche, n’a pas même prononcé le nom de Guyau. En France, toute mode rare doit-elle donc venir d’outre-Rhin, d’outre-Manche ou de Scandinavie ? Made in Germany, made in England, sont-ce les seules bonnes marques de fabrique ? Il est vrai que les penseurs français les plus hardis conservent, selon la tradition classique, la raison et même le sens commun ; les penseurs germaniques, eux, poussent l’outrance jusqu’au délire : par là ils attirent davantage l’attention, et leur enthousiasme pour les idées les plus étranges provoque une curiosité faite de stupeur.

Heureusement, a dit Nietzsche lui-même, comme il y a toujours un peu de folie dans l’amour, ainsi il y a toujours un peu de raison dans la folie. » « Nos vues les plus hautes, ajoute encore Nietzsche, doivent forcément paraître des insanités, parfois même des crimes, quand, de façon illicite, elles parviennent aux oreilles de ceux qui n’y sont ni préparés, ni destinés. » Lorsqu’on ne pénètre pas au sein d’une grande pensée, la perspective extérieure nous fait voir les choses « de bas en haut ; » quand, au contraire, on s’identifie par le dedans à cette pensée, on voit les choses dans la direction « de haut en bas. » Suivons donc le conseil de Nietzsche lui-même et efforçons-nous de voir sa doctrine par les hauteurs. Peut-être reconnaîtrons-nous à la fin que, si élevée qu’elle ait paru à Nietzsche, cette doctrine n’en a pas moins besoin, comme toute chose selon lui, d’être « surmontée  » et « dépassée. » — « En vérité, je vous conseille, éloignez-vous de moi et défendez-vous de Zarathoustra !… Peut-être vous a-t-il trompés… Vous me vénérez ; mais que serait-ce, si votre vénération s’écroulait un jour ? Prenez garde à ne pas être tués par une statue ! Vous ne vous étiez pas encore cherchés ; alors vous m’avez trouvé… Maintenant, je vous ordonne de me perdre et de vous trouver vous-mêmes ! »


II


Toute la religion de Nietzsche repose sur l’adoration d’une divinité qu’il appelle la puissance. À la volonté de vie que Schopenhauer avait placée au cœur de l’être, il substitue « la volonté