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LA RELIGION DE NIETZSCHE.

ce qu’on peut, ce qu’on veut, et ce qu’on doit. Pouvoir, rien de mieux, mais pouvoir quoi ? Le pouvoir est, comme la possibilité, une abstraction qui ne se laisse saisir qu’en se déterminant à quelque réalité. L’homme qui peut comprendre ce que les autres ne comprennent pas, l’homme qui peut, par la science, saisir la vérité, celui-là a aussi de la puissance. L’homme qui peut aimer les autres, sortir de soi et de ses limites propres pour vivre de la vie d’autrui, celui-là aussi a de la puissance. N’appellerez-vous donc puissant ou fort que celui qui a des bras vigoureux ? Il est fort physiquement, cela est certain, il amènera, comme s’en vantait Théophile Gautier, le chiffre 100 au dynamomètre ; mais Théophile Gautier se vantait aussi de pouvoir faire des métaphores qui se suivent, et il considérait cela comme une sorte de puissance. Enchaîner des idées qui se suivent, c’est encore une force. Régler ses sentimens et y mettre de l’ordre, c’est encore une force. Comment donc espérez-vous édifier une doctrine de la vie, et une doctrine prétendue nouvelle, sur une entité aussi vide que celle de la puissance ? Votre conception soi-disant moderne est aussi scolastique que la foi à la puissance dormitive de l’opium. Votre transmutation de toutes les valeurs en valeurs de puissance est une transmutation de toutes les réalités en vapeurs de possibilités ; ce n’est pas de la chimie scientifique, c’est de l’alchimie métaphysique. Où Schopenhauer disait : la volonté de vivre, vous dites simplement : la volonté de pouvoir, et à un mot déjà vague, mais exprimant du moins une réalité qui se sent, vous substituez un terme qui n’exprime plus que la pure virtualité.

Direz-vous que la puissance est la « domination ? » — La domination sur qui ? — Sur soi et sur autrui. — À la bonne heure ! — Mais qu’indique la domination sur soi ? une force de volonté, en supposant que nous ayons une volonté, ce que par ailleurs vous niez ; et il reste toujours à savoir ce que nous voulons, ce que nous faisons ainsi dominer sur nos autres instincts. La volonté, pour vous, n’est qu’un instinct plus fort qui s’assujettit le reste ; mais alors je vous demanderai : — Quel est ou quel doit être cet instinct dominateur ? Répondre : — « L’instinct de domination, » — c’est répondre par la question. Ici encore, vous vous payez de mots abstraits et vides. Serez-vous plus heureux avec la domination sur autrui ? Mais il y a cent manières d’entendre cette domination. Un brutal qui vous renverse d’un coup