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LA RELIGION DE NIETZSCHE.

temps, pour aboutir de nouveau à l’universel incendie : le phénix renaît de ses cendres pour brûler encore et renaître à l’infini. Spencer a aussi sa « grande année, » puisqu’il suppose une conflagration complète de l’univers, puis une condensation par refroidissement, qui en ferait une seule masse ; lui aussi se demande ce qui adviendra ensuite, et il laisse entrevoir que tout recommencera, mais il ne nous dit pas que ce soit de la même manière et dans le même ordre. Heine, dans les additions au Voyage de Munich à Gênes, écrivait ce passage qui ne figure pas dans les anciennes éditions et que Nietzsche n’a pas dû connaître : « En vertu des lois de combinaison éternelles, toutes les formes qui ont déjà été sur cette terre apparaîtront à nouveau. » Blanqui, dans son Éternité par les astres (1871), avait déduit de la théorie des combinaisons qu’il faut des répétitions sans fin pour remplir l’infini, soit du temps, soit de l’espace. « Ce que j’écris en ce moment dans un cachot du fort du Taureau, je l’ai écrit et je l’écrirai pendant l’éternité sur une table, avec une plume, sous des habits, dans des circonstances toutes semblables. » Chaque individu existe à un nombre infini d’exemplaires. « Il possède des sosies complets et des variantes de sosies. » En 1878, le célèbre naturaliste allemand de Neegeli prononçait, dans son discours sur les Bornes de la Science, ces paroles que les commentateurs de Nietzsche ne semblent pas connaître et que, pour notre part, nous avions notées[1] : « Puisque la grandeur, la composition et l’état de développement restent dans des limites finies, les combinaisons possibles forment un nombre infiniment grand, d’après l’expression consacrée, mais non encore infini. Ce nombre épuisé, les mêmes combinaisons doivent se répéter. Nous ne pouvons éviter cette conclusion par l’objection que des sexti liions de corps célestes et de systèmes célestes ne suffisent pas pour épuiser le nombre des combinaisons possibles ; car les sextillions sont même moins dans l’éternité qu’une goutte d’eau dans l’Océan. Nous arrivons ainsi à cette conclusion rigoureusement mathématique, mais répugnante à notre raison, que notre terre, exactement comme elle est maintenant, existe plusieurs fois, même infiniment de fois, dans l’univers infini, et que le jubilé que nous célébrons aujourd’hui se célèbre juste en ce moment-ci dans beaucoup d’autres

  1. Von Nægeli, les Bornes de la Science, discours prononcé au Congrès des naturalistes allemands, session de Munich, en 1818, et traduit dans la Revue Scientifique du 13 avril 1818.