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les sens, aussi fier de ses instrumens primitifs qu’un prestidigitateur de la boîte vide d’où sortiront des bouquets et des colombes, il confond l’habileté artistique avec le tour de force, l’invention avec la gageure. La poésie ne fut souvent qu’un divertissement aristocratique où les courtisans faisaient tourner leurs concetti sur le pivot d’un terme ambigu. Et, pas plus que ceux de Voiture et de nos gongoristes, leurs madrigaux ne sont exempts de cette grossièreté, revanche inopinée de la nature sur la préciosité. Poètes, peintres, ciseleurs et jardiniers eux-mêmes se sont égarés dans un labyrinthe de menues abstractions. A force de caresser les mêmes images, ils les prolongèrent en allégories. Et, quand ils veulent que les jardins expriment la Foi, la Piété, la Joie, la Chasteté, le Bonheur conjugal, je songe aux gentillesses quintessenciées du Roman de la Rose. Du précieux au bizarre le pas est vite franchi. La recherche du joli les conduisit à l’amour du grotesque et ces admirateurs des vieux troncs tordus adorèrent les monstres. Encouragés par leurs maîtres les Chinois, ils y déployèrent une extravagance qu’ils prirent trop souvent pour de la majesté. Non seulement ils rendirent leurs guerriers pareils à des crustacés gigantesques, mais ils se plurent à déformer horriblement le faciès de l’homme. Ceux qui n’ont pas craint de les comparer aux Grecs auraient dû se rappeler l’effroyable et calme beauté de la Méduse et se détourner avec pitié de leurs masques furibonds, convulsifs, dont le hurlement silencieux veut susciter l’épouvante et n’excite que l’éclat de rire. L’enfer du moyen âge n’a pas inventé de bêtes plus chimériques que leur ménagerie de dragons, de lions ailés, d’éléphans sans trompe, de tigres rengorgés, de tapirs, ni de larves plus diaboliques que leurs Oni cornus, à la gueule de crocodile et aux trois yeux de faucon. D’ailleurs, je conviens qu’ils perfectionnèrent le cauchemar. Ils en précisèrent les contours jusque-là que sa terreur s’évanouit et que, semblable à ces oiseaux des ténèbres surpris et traînés au soleil, il devînt comme un jouet inoffensif entre des mains d’enfans.


Allez à Nikkô. L’imagination artistique du Japon a ramassé ses efforts sur la pente des collines où reposent les grands Shoruns. D’innombrables temples shintoïstes ou bouddhistes s’égrènent au milieu des cryptomérias, devant un torrent qui remplit l’étroite vallée et gronde sous un pont recourbé de laque rouge. De loin vous n’apercevez que le cinabre et l’or des toits