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l’âme humaine se forme en tous pays l’idéal d’une oasis où les cœurs ne concevraient point d’autre ambition que d’aimer et d’être aimé. Et certes le Lignon japonais n’a pas la pureté du nôtre. L’idylle s’y résout vite en accouplement. Mais les caresses s’échangent sous l’ombre des bosquets, dans le parfum des fleurs, et même les silhouettes des verts galans en gardent une langueur énamourée. Aux romans de cour succédèrent, sous la paix des Tokugawa, les aventures de cape et d’épée. Le romancier national Bakin exalta les prouesses des samuraïs, ces mousquetaires japonais. Et non seulement il écrivit l’histoire à la Dumas, mais il usait des procédés de nos feuilletonistes les plus infatigables, à preuve que, pour se retrouver parmi ses innombrables héros, il se servait de poupées rangées autour de sa table et que sa domestique, non moins épouvantée que celle de Ponson du Terrail, l’entendit s’écrier un jour : « Il est temps que je tue ma bonne ! »

Les dramaturges puisèrent au même arsenal que Bakin. Si le , d’origine religieuse, garda son caractère légendaire ou sacré, le théâtre, ouvert à la foule, lui offrit des mélodrames héroïques et des comédies réalistes. Les vengeances, les dévouemens maternels, les trahisons punies, les crimes découverts, les reconnaissances, les substitutions d’enfans, Geneviève de Brabant et l’infernal Golo, le maître d’école qui sauve le fils de son prince en sacrifiant son propre fils, l’Andromaque « qui vend sa fidélité pour acheter de la fidélité, » les folies d’un prince épris d’une courtisane, l’antithèse d’une abnégation sublime dans le cœur d’une fille de joie, des scènes de tribunal, et un certain goût cornélien pour les longs plaidoyers défrayèrent, durant deux siècles, le drame japonais, qu’il fût joué par des troupes d’hommes, de femmes, d’enfans ou même de singes, car, près du temple d’Asakusa, des singes représentent les plus touchans épisodes de la guerre des Taïra : ils se coupent le ventre à la façon des samuraïs ou se rasent la tête comme de vieux guerriers touchés de la grâce bouddhiste. Et de toutes les pièces auxquelles j’assistai, après les avoir fait analyser ou traduire, pas une qui ne me remémorât des situations du théâtre espagnol, anglais ou français, de Calderon à d’Ennery en passant par Shakspeare. J’ai vu des forêts marcher sur les tréteaux japonais, et des Macbeth que leur crime poursuivait, et des rônins en état de vengeance qui, pour endormir la défiance de l’ennemi, se grimaient en