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indiscrètes et à se déchausser pour que leurs sandales ne laissent point de traces sanglantes. Et j’ai mesuré la patience des filles bien élevées qui massent leur vieux père.

Que notre théâtre réaliste est resté loin de ces chefs-d’œuvre ! Quelle exactitude ! Les Japonais sont d’une implacable honnêteté : ils ne nous trichent même pas sur le nombre de minutes que peut durer la cuisson d’un plat. Montre en main, la vérité est respectée. Danseurs, clowns, mimes et comédiens admirables, si leurs acteurs parlent de la tête, cette voix de fausset, où les contraint la tradition, ne les empêche point de parler la plupart du temps pour ne rien dire, ni plus ni moins que les humbles mortels. Et si la convention régit leurs duels et leurs batailles, soyez certains que les hommes, pour s’entr’égorger au naturel, ne dépensent pas moins d’efforts. Ils savent prolonger leur agonie, pâlir, verdir, rendre l’âme avec une lenteur qui ne nous fait pas grâce d’un spasme. Des liquides rouges jaillissent et ruissellent de leur gorge ou de leur ceinture. L’Œdipe aux yeux crevés n’ensanglantait pas son visage avec plus d’art. Et, comme les nôtres, ils ont le souci de la couleur locale, le culte de l’anecdote, la manie des résurrections soi-disant historiques. On jouait, à Tokyo, une comédie dont l’héroïne, la geisha Kashiku, bonne fille, très populaire, mourut d’aimer trop à boire, et repose dans un cimetière d’Osaka. Les journaux nous apprirent que l’acteur qui répétait ce rôle était allé recueillir sur les lieux mêmes, où l’on célébrait son cent cinquantième anniversaire, tous les documens relatifs à l’histoire de cette vénérable biberonne.

Parmi les « tranches de vie » que les auteurs japonais suspendent à l’état de leur scène, il en est dont le pittoresque et l’éclat eussent féru nos romantiques. Les unes nous enchantent de leur coloris puissant, les autres nous tenaillent et nous arrachent le cri des angoisses nerveuses. Le prince Yorikané veut racheter la courtisane Takao et consent à la payer toute vêtue son poids d’or, et dans la salle de l’orgie, dont les cloisons dorées s’étoilent de pruniers en fleurs, au milieu des courtisans accroupis et des bouffons, devant le prince en soie mauve qui, le bras à l’accoudoir, nonchalamment s’évente, des serviteurs apportent l’énorme balance aux plateaux de laque noire, pendant que Takao, fardée comme Une idole, se traîne alourdie ; par son manteau de brocart où des parasites sans vergogne ont cousu des lingots de plomb. — La nourrice Masaoka défend