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japonaise ait rien de plus original que ces romans parlés qui, coupés habilement, se poursuivent d’une séance à l’autre et mêlent parfois avec tant de prestesse le burlesque à l’héroïque, la cruauté à la politesse, le cynisme au raffinement, le Japon grouillant au Japon fastueux. C’est à la fois le conte de Boccace, le genre picaresque et, au milieu de personnages et de visages à nasardes qu’on dirait empruntés aux anciennes farces gauloises, une raideur d’attitudes, une courtoisie guindée, une emphase de matamores, une gueuserie brodée au point d’honneur, qui sentent la fraise espagnole, le pourpoint Louis XIII et les quinquets romantiques du capitaine Fracasse.

A coup sûr, il ne faudrait pas presser la comparaison ! Je sais combien notre conception de la vie et surtout de l’amour nous distingue des Japonais. Mais enfin je les trouve plus près de nous dans ces récits qui sont en quelque sorte des créations de l’âme populaire que dans la plupart des romans où leurs nouveaux écrivains nous imitent et nous plagient. Ces auteurs modernes, ainsi que nous le verrons plus tard, ne valent que s’ils continuent en l’assouplissant la tradition réaliste et pittoresque du vieux Japon. Leurs adaptations souvent maladroites des ouvrages européens font uniquement ressortir les incohérences où se débat aujourd’hui l’esprit japonais, tandis que les amuseurs illettrés de la foule gouailleuse et romanesque représentent le meilleur peut-être du génie national. Leurs tableaux et leurs pochades nous offrent une fidèle image de ce peuple qui, à défaut d’une intelligence large, n’attendit ses jouissances que de la seule imagination. Imagination souvent délicate, parfois brillante, que lui manqua-t-il pour atteindre aux grands chefs-d’œuvre ? La raison trop débile fut impuissante à mesurer ses bonds fantasques ; la sensibilité trop comprimée ne put ennoblir ses accès de mélancolie. Pareille au dragon qui enroule et déroule ses anneaux sur la porte des temples, elle se replie, se tord, se crispe, s’allonge, se dresse, s’élance, rit, bâille, grimace, flatte les yeux, les caresse ou les effraie, se divertit à mille figures, mais, alors même que le peintre ou le sculpteur lui ont donné des ailes, on sent qu’elle rampe.


ANDRE BELLESSORT.