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de la manière qu’elle le désirera, étant maître de toute ma ligne de Strasbourg à Huningue. Je laisserai dans les places les officiers et bataillons dont je suis le plus sûr. Le Rhin passé et la jonction faite avec l’armée de Son Altesse, le serment de fidélité prêté au Roi, nous repassons le fleuve avec le prince de Condé, nous rejoindrons le reste de mon année, les places nous seront ouvertes, et rien ne nous empêchera d’arriver à Paris. Je suis persuadé que les autres armées suivront l’impulsion de la mienne. Assurez Son Altesse de mon entier dévouement. »

Sans s’arrêter plus longuement aux contradictions qui existent entre tant de propos prêtés à Pichegru, quel homme de bonne foi ne serait frappé par tout ce qu’ils présentent de puéril et d’invraisemblable ? Même en admettant qu’il ait voulu trahir, le conquérant victorieux et désintéressé de la Hollande n’est ni un escroc ni un imbécile. Il serait nécessairement l’un ou l’autre, s’il avait présenté les plans inexécutables dont on le dit l’inventeur. Gouvion-Saint-Cyr, dont les jugemens en ce qui le touche ne sont pas moins contradictoires que les affirmations de Fauche-Borel et de Montgaillard et que nous avons vu le défendre en tant que commandant d’armée, a écrit : « Il connaissait trop bien l’esprit qui animait les armées pour oser rien tenter ouvertement en faveur des princes. » Cette appréciation d’un ennemi lave Pichegru des stupides intentions qu’on lui prête. Au projet de Condé il n’en a pas substitué un non moins impraticable, et qui, de sa part, eût été aussi insensé que criminel.

Comment aurait-il pu croire à la possibilité d’entraîner son armée dans le parti du Roi sans soulever les protestations de tout ce qui s’y trouvait de patriotes et allumer la guerre entre ses troupes ? Comment se serait-il flatté de l’espoir de préparer ces opérations, sans éveiller les soupçons des représentans du peuple qui l’entouraient et des généraux qui lui faisaient escorte ? Comment enfin aurait-il été assez crédule pour supposer que les Autrichiens toléreraient qu’il passât le Rhin, sans, au préalable, lui demander des gages propres à les protéger contre les conséquences qu’il pourrait tirer ensuite contre eux d’une victoire facile, dont ils se seraient faits les complices ? Encore, à ce point de vue, les accusations que ne lui ménage pas Gouvion-Saint-Cyr le défendent. « Il se contenta de prendre l’argent des princes et celui des Autrichiens, les amusant par de belles phrases. Les services qu’il leur rendit se bornèrent à faciliter les succès des