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drame a dû, pour nous plaire, et plaire par nous aux autres nations, prendre l’habit à la française et renoncer à son accoutrement de caballero espagnol. » Les raisons que M. Morel Fatio donne de ce fait sont décisives. Les auteurs ne s’adressaient qu’à un public populaire et ne se souciaient que de recueillir l’applaudissement immédiat. D’une verve et d’une fécondité incomparables dans l’improvisation, ils ne se sont astreints à aucun travail d’art. Ils n’ont subi aucune des contraintes qu’impose le goût difficile d’un public de connaisseurs : ils ont négligé l’étude des caractères et des passions, la composition et le style. Contens de divertir, ils n’ont pas mis dans leurs œuvres cette substance morale, sans laquelle les œuvres de l’esprit ne durent pas. Enfin, ils n’ont pas su s’élever au général ; et, une fois de plus, on en a en la preuve, c’est par ce qu’elles ont de trop particulier, de trop ressemblant à la société où elles se produisent, que les œuvres se démodent. « Nos Espagnols sont décidément restés trop de leur terroir, les mœurs de leur théâtre sont trop imprégnées d’espagnolisme pour pouvoir intéresser qui ne possède pas une connaissance intime du milieu. L’intelligence parfaite de ce drame exige une étude approfondie de l’histoire politique et littéraire, des usages et des modes de l’époque et du pays, et il ne faudrait pas croire que les Espagnols de nos jours puissent s’en dispenser. » Ces qualités d’art, cette inquiétude morale, cette généralité, ou, pour tout dire d’un mol, le caractère « d’humanité, » voilà ce qui a manqué à la Comedia. Et par là se trouve déjà déterminée la nature des services qu’elle pouvait nous rendre et de ceux qu’elle pouvait attendre de nous.

Les services que nous a rendus la Comedia sont considérables, puisque c’est grâce à elle que notre tragédie classique a pu trouver définitivement sa voie. Rappelons-nous en effet qu’elle avait été la série de ses tâtonnemens jusqu’aux jours où Corneille se mit à l’école de l’Espagne. Nos tragédies du XVIe siècle calquées, non sur celles des Grecs, mais sur celles de Sénèque, n’avaient de la tragédie que le nom. Dans son étude sur Corneille, M. Lanson émet cette théorie qu’il y aurait eu chez nous deux types de tragédie successifs et également légitimes. « Si l’on veut porter au théâtre un de ces événemens qu’on appelle tragiques lorsqu’on les rencontre dans l’histoire et dans la vie, deux voies s’offrent. On peut reculer le fait tout à la fin du drame, et disposer sous les yeux du public les ressorts qui le produisent : leur jeu constitue l’action dramatique… On peut aussi placer le fait au centre du drame, le poser dès l’abord comme certain pour ne point s’embarrasser de sa production et étaler aux yeux du public l’aspect