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profitant d’une ressemblance frappante, s’est fait passer pour le roi défunt, afin de punir sur Don Bermudo une injure dont il est d’ailleurs innocent. L’imposture est découverte, et l’imposteur condamné à une mort infamante. Le père supplie alors le fils de le tuer pour lui éviter la honte du supplice. Et Don Sancho obéit. De pareilles atrocités deviendront de plus en plus fréquentes sur la scène espagnole. L’honneur espagnol n’est trop souvent qu’une sorte de théologie froide et repoussante, dont tous les dogmes réclament du sang, encore du sang, toujours du sang[1]. » Stendhal pourrait se réjouir et s’écrier : Il y a de l’énergie ! Et Mérimée ne s’y est pas trompé. C’est ici un legs de la brutalité du moyen âge, c’est surtout un trait de race, un effet de l’imagination sombre et de l’humeur cruelle des Espagnols. Et sans doute, contre ce prétendu devoir qui fait de l’assassinat une obligation, il y aurait beaucoup à dire : la morale réclame et la nature proteste. Mais, si l’on n’envisage les choses que du point de vue du théâtre, il faut avouer que l’honneur peut devenir une source merveilleusement féconde de péripéties tragiques. Ajoutez-y la passion, mettez-le en conflit avec elle, vous avez l’essence même du drame.

De ce drame touffu, romanesque, héroïque et atroce, comment pouvait-on dégager la tragédie ? Il fallait y introduire de l’ordre, de la clarté, du choix : il fallait pousser plus loin la peinture, trop souvent superficielle, des caractères et l’étude de la passion, afin d’atteindre jusqu’à ces profondeurs où l’âme n’est plus espagnole ou française, mais humaine. C’est ce qu’a fait Corneille. La tradition veut qu’un gentilhomme, M. de Chalon, l’ait mis sur la voie de l’imitation de l’Espagne, en sorte que ce gentilhomme serait en quelque manière responsable de l’Illusion comique et que nous lui devrions aussi bien la première idée du Cid. Respectons cette tradition, sans laquelle il est douteux que le nom de M. de Chalon fût venu à la postérité. Le fait est que, pour se tourner du côté de l’Espagne. Corneille n’avait besoin du conseil de personne. Il y était invité par la mode et nul ne fut plus soucieux de la mode que ce bourgeois de Rouen. Il y était amené par une secrète affinité de génie : Corneille a, de lui-même, un tour d’esprit héroïque, un goût du romanesque et de l’extraordinaire, une naturelle grandiloquence, qui font de lui le plus Espagnol des Français. Il sait la langue de Lope de Vega et de Guillen de Castro, non pas de façon sommaire et, comme on dit, assez pour s’y

  1. Martinenche, La Comedia espagnole, p. 106.