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la porte Saint-Martin. Il a fallu la miner pour laisser le passage aux paysans dont les carrioles sans nombre montent le samedi vers le marché, et ce ne sont que pans de mur écroulés, galeries encore debout, mais éventrées, tours cyclopéennes penchées et affaissées sur elles-mêmes, ogives ouvertes sur le ciel. Autour et au-dessus, de grands arbres noirs ; partout le silence, sauf la voix d’un canard qui annonce la pluie.

En me retournant soudain vers la plaine, le plus admirable spectacle : une vallée profonde, houleuse comme les vagues de la mer, brumeuse, estompée, rayée de la verdure parallèle des champs et des haies. En face, le soleil se couchant dans la splendeur : d’abord, sur l’horizon, une bande de ciel bleu et vert, puis ii à amas de nuages noirs d’où fusent en gerbe les grands rayons incandescens ; au-dessus, épars, par milliers, de petits nuages moutonnés, frisés, répandant, sur tout, 1e couchant, une peluche de lumière éclatante et peu à peu dégradée ; enfin, tout en haut, le trou profond du ciel. Et, par les collines, par les vallons, par la plaine, la bruine du soir, les chemins blancs qu’on devine, les lumières des maisons qui s’allument, les fumées qui montent toutes droites, le velours violet des arbres et des forêts qui drape l’autre coteau. La cloche de Saint-Martin sonne lentement six heures, l’angélus tinte, et une perdrix perdue « rappelle » au loin.

Depuis si longtemps que les générations se succèdent sur le même plateau, elles ont renouvelé, le moins possible, le matériel de leur vie particulière et de leur vie commune. Celles d’aujourd’hui demeurent dans les maisons et se réunissent dans les bâtimens que leurs ancêtres ont, élevés lentement, selon les besoins. La ville est bâtie de tous les styles, et les habitations, comme le couteau de Jeannot, sont faites et refaites par morceaux. On vend encore et on habite encore les creutes (les cryptes), les vieux trous où se terraient les aïeux troglodytes, — il y a combien de siècles ? Tous les quartiers qui vont du rempart vers le centre offrent un mélange varié et amusant de l’architecture de tous les âges, unifié à la moderne, sous le plâtre et sous la chaux. L’œil exercé s’y amuse à de vieux culs-de-four carlovingiens, à de fines tourelles Renaissance, à de ; nobles porches d’hôtels XVIIIe siècle. Ces quartiers paisibles ne disent pas le secret de leurs maisons bien closes, et le pas du rare passant résonne sur le pavage de grès.