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patron, arrivé ce matin, qu’il est trop extraordinairement surveillé pour venir chez moi, mais que, demain, il s’esquivera exprès pour venir à la campagne où je dois le rejoindre de grand matin. Il envoie Abbatucci, son second adjudant général, à Paris où il ne veut pas aller. Cela fera un éclat. »

Tout est donc pour le mieux. Condé reste convaincu que Pichegru, quoique empêché d’agir aussi vite qu’il le voudrait, est bien tout à lui et prépare sa rébellion. Mais brusquement la situation se modifie. On apprend par Demougé, le 3 mars, que Pichegru a demandé un congé d’un mois sous prétexte d’affaires privées et qu’il a l’intention d’aller secrètement à Paris pour y étudier l’état des esprits et y provoquer un mouvement propre à seconder celui de son armée. Cette nouvelle bouleverse Condé. Il écrit à Pichegru pour le détourner de ce dessein funeste et, en chargeant Demougé de lui remettre sa lettre, il dit à ce dernier :

« Comment est-il possible que Baptiste (Pichegru) ne voie pas le piège qu’on lui tend et qu’il aille lui-même livrer sa tête au fer des scélérats ? Comment peut-il croire qu’il trompera le gouvernement français sur le lieu de son séjour, alors qu’il sait lui-même à quel point il est surveillé ? L’incroyable parti qu’il prend, sans altérer encore la confiance que j’ai dans sa loyauté, passe les bornes de mon intelligence. Fauche, qui était ici hier, et que j’ai chargé de vous faire passer cinq cents louis, ne le comprend pas plus que moi. Faites remettre promptement cette lettre au banquier (Pichegru) et joignez-vous à moi pour le détourner par tous les moyens possibles de ce dangereux dessein, qui va engloutir toutes nos espérances dans le tombeau qu’il va chercher. »

Demougé a-t-il remis à Pichegru la lettre de Condé dont il est question dans celle-ci ? Nous l’ignorons, aucune réponse écrite à cette lettre n’existant dans les papiers de Chantilly. Pichegru, — c’est Demougé qui l’assure, — y a répondu verbalement. Il n’a, déclare-t-il, aucun motif raisonnable pour ne pas aller à Paris ; il aurait l’air de craindre « ces gueux, » ce qui donnerait prise sur lui. Il ne sera pas plus en danger à Paris qu’à son armée, « qui saurait bien le réclamer, ainsi que d’autres amis. Il est convaincu qu’il n’a rien à craindre. » Et Demougé d’ajouter que l’on ne doit pas s’alarmer sur ce voyage de Pichegru, « qui est un homme bien extraordinaire par la prudence. »