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musique, mais dénaturée, et je dirais presque dépravée par un « poème » où l’érotisme le dispute à l’amphigouri. Tandis que les voix et les instrumens faisaient rage, je regardais la mer, les cyprès et les marbres, et je songeais à tant de beauté sonore, dont ces lieux, ou d’autres qui leur ressemblent, ont naguère retenti. L’Alceste et les deux Iphigénie de Gluck pourraient presque se jouer en ce décor. De ce temple ou de ce palais, au lieu de la criarde Iole ou de la frénétique Déjanire, pourquoi Sapho n’est-elle pas sortie ? Non pas même celle du dernier acte, la sublime mourante, mais seulement celle du premier tableau, la poétesse sereine et mélodieuse. Comme on eût donné tous ces chœurs de prêtresses et, dans le sanctuaire d’Astarté, cette orgie qui n’est que de couleurs, car la musique n’y a point de part, pour l’exquise et troublante cantilène : Aimons, mes sœurs, des filles de Lesbos Oui. c’est Gounod, après Gluck, dont l’œuvre antique tout entière nous revenait à la mémoire : l’entracte et le chœur des Bacchantes dans Philémon et Baucis : dans Ulysse, qu’on a trop oublié, tant de chœurs égaux et divers : ceux des prétendans, des servantes, ou des porchers, pareils, en leur grâce ou leur éclat homérique, à des rayons jaillis de toutes parts.

L’œuvre de M. Leroux est de celles qui donnent à réfléchir, et tristement. Elle fait douter une fois de plus si, malgré certains chefs-d’œuvre, l’accroissement prodigieux de la matière ou des matériaux de notre art est un gain. En tout cas, nous le payons cher, puisqu’il rend possible, — et terrible, — tant de musique dont l’appareil extérieur et la surcharge cachent mal le néant. Que d’efforts ce néant a coûtés ! Pour arriver à représenter, ne fût-ce qu’une fois, Astarté, que de forces dépensées et perdues ! Vous vous rappelez le récit qu’a fait Tolstoï d’une répétition d’opéra : « J’eus à passer par derrière la scène… On m’introduisit d’abord dans un vaste local où étaient disposées diverses machines servant aux changemens de décors et à l’éclairage. Je vis là, dans les ténèbres et la poussière, des ouvriers travaillant sans arrêt… On me fit ensuite monter par un escalier dans le petit espace qui entourait la scène. Parmi une masse de cordes, d’anneaux, de planches, de rideaux et de décors, je vis s’agiter autour de moi des douzaines ou peut-être des centaines d’hommes peints et déguisés, dans des costumes bizarres, sans compter les femmes, naturellement aussi peu vêtues que possible. » Cette dernière observation s’appliquerait parfaitement à l’opéra d’Astarté. « Tout cela était des chanteurs ou des choristes, des danseurs et danseuses de ballet, attendant leur tour… Je parvins enfin au fauteuil que je devais occuper, et je vis à l’orchestre