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industrie du type moderne, l’usine, au sens moderne, n’existe point alors, et c’est justement parce qu’elle n’existe pas, qu’on ne peut véritablement pas dire qu’existe alors la grande industrie. Car « la fabrique » n’est pas « l’usine. » La fabrique est « entièrement close de murs ; chacun y est installé dans une maison comprenant un rez-de-chaussée où se trouve un métier à tisser, un premier avec cuisine, et une ou deux chambres à coucher[1]. » Telle est, entre autres, la manufacture royale de draps de Villeneuvette ; et telle est aussi la manufacture royale de Sedan : un village d’artisans, une petite ville dans la ville, une forteresse du travail, entourée d’une enceinte, coupée du dehors, et se suffisant par ses seuls moyens. Des chaumières sur une zone interdite, derrière une grande porte détendue, et, dans chacune de ces chaumières, un homme faisant « tout ce qui concerne son état, » le faisant chez lui, avec des instrumens que la fabrique lui fournit peut-être, mais qu’il n’en regarde pas moins comme à lui : travail séparé, travail isolé, sinon divisé ; industrie domestique et familiale jusque dans ce que l’on appelle en ce temps la grande industrie.

Peu à peu, cependant, sous la fabrique, l’usine s’ébauche ; et peu à peu l’organisation nouvelle apparaît, reconnaissable à ce signe : le travail divisé dans l’atelier commun remplace le travail total par ateliers séparés. A Villeneuvette, par exemple, « on construit de vastes locaux, où les baies très hautes se détachent sur la surface des murs ; on y installe, dans des salles du rez-de-chaussée, les appareils nécessaires au dégraissage, au lavage et au séchage des laines. Puis, on place les métiers dans les pièces du premier et du second étage, afin de bien surveiller le personnel. Les anciennes demeures isolées où l’ouvrier fabriquait les tissus avec un métier qu’installaient les entrepreneurs sont uniquement affectées à l’habitation des travailleurs[2]. » A Sedan, même chose : « 25 patrons possédant 113 métiers y occupent 10 130 personnes. Ils ont 58 commis, qui surveillent vingt-neuf opérations spéciales. Autant d’opérations, autant de spécialités. Des bâtimens, composés d’un rez-de-chaussée et de deux étages éclairés par de grandes fenêtres contiennent les métiers[3]. »

  1. Germain Martin, ouvr. cité., p. 203.
  2. Id., ibid.
  3. « Au rez-de-chaussée, on dégraisse la laine ; ailleurs, on la fait sécher : des femmes, 350 environ, la plusent ; 130 en font le droussape ; 500 la cardent ; 2500 la filent, et une centaine la dévident. Il y a 1 500 tisseurs, à raison de deux par métier, et trois personnes par usine sont occupées exclusivement au foulage. Les chardons qui catissent les tissus sont nettoyés par des femmes qui ne font aucun autre travail. Des hommes tondent les draps et des femmes les plient ; d’autres les emballent. » — Germain Martin, ouvr. cité, p. 202.