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PAUL, regardant les portraits de famille. — Regardez-nous, vous autres, de vos cadres ! Mon père, ma mère, enviez-moi ! O vieille salle, tu n’as pas vu souvent cela : le bonheur !…

ANTOINETTE. — Le bonheur et la mort ensemble, bien-aimé.

PAUL. — Peut-être ne sont-ils qu’un !


On croirait, à première vue, que cette situation n’est point insoluble : Laskowski ne compte guère ; Hella a son Glyszynski, son journal, le féminisme et l’Immunité. Par conséquent un divorce peut intervenir, tout va finir en comédie. Mais Hella est restée femme, malgré son indépendance : quand elle comprend, — non sans peine, — que son mari est épris d’une Polonaise « inférieure, » et qu’il va lui échapper, elle se transforme en un instant, elle défend son bien, comme la première venue des épouses menacées. Elle a bouclé les valises : elle veut qu’on parte. Paul refuse ; pour la première fois, il manifeste une volonté. C’est donc elle qui cédera, et, s’il le faut, prendra racine à Ellenhof. Il est trop tard : Paul ne se laissera pas reconquérir…

… Il a pris rendez-vous avec Antoinette dans un petit pavillon, d’où ils partiront ensemble. La femme arrive avant l’amante, pour livrer la dernière bataille. Elle escompte encore son influence sur l’homme faible qu’elle a conduit pendant dix années comme elle a voulu ; elle s’aperçoit qu’elle n’a plus devant elle qu’un ennemi qui s’est redressé, qui la juge, auquel elle essaie en vain de rappeler ses services :


… Qu’étais-tu lorsque je t’ai rencontré ? Un simple étudiant, ignorant, auquel j’ai montré sa voie, moi, moi seule ! Sans moi, tu aurais sombré, ou tu serais peut-être devenu un romancier que personne ne lit ! Je t’ai ramené à des idées raisonnables, j’ai éveillé ton talent, je t’ai montré ce qui seul est nécessaire ! Par moi, tu t’es fait un nom, tu es considéré, et, à présent que tu es heureux, tu t’en vas et te jettes au cou d’une petite oie polonaise… Toi !… Toi ?…

PAUL, comme s’il recevait un coup de fouet. — Il y a des limites à tout, Hella !… Ne crois pas que tu me gardes en ta puissance ! Il y a quinze ans que cela dure : à présent, c’est fini ! Te figures-tu que je vais te remercier encore pour m’avoir tout pris, ma volonté, mes forces, mon talent, la foi en l’amour et en la beauté, qui était en moi et que tu m’as systématiquement enlevée avec ton nivellement maudit ? Où retrouverai-je quelque chose de tout cela ? Je puis chercher un siècle, je ne reviendrai pas sur la route ! J’aurais pu être un artiste, dans la vie et dans l’art, et tu as fait de moi une machine qui recommence chaque jour sa ritournelle ! Tu m’as pris ma vie par tromperie : rends-la-moi !