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pair, et que l’homme vraiment libre, l’homme parfait, est celui qui sait allier, dans un harmonieux équilibre, le culte de Dionysos et le culte du Christ. Or, M. Mérejkowski soutient, ensuite, que ces deux tendances qu’on a coutume d’opposer l’une à l’autre, la chrétienne et la païenne, la sensuelle et la spirituelle, après s’être harmonieusement unies dans l’œuvre de Pouchkine, ont recommencé à se séparer jusqu’à ce qu’elles aient atteint, chacune, au plus haut degré de leur développement, dans l’œuvre de Dostoïewski et dans celle du comte Tolstoï : de telle sorte que les deux œuvres, suivant lui, se complètent l’une par l’autre, à la manière de deux tronçons d’un seul et même corps. L’œuvre du comte Tolstoï lui apparaît comme l’expression suprême, dans la littérature russe, de l’esprit païen, et l’œuvre de Dostoïewski, de l’esprit chrétien. Et l’on sent bien, au ton dont il en parle, que l’une de ces œuvres lui plait plus que l’autre : il en préfère à la fois la forme et l’esprit, car, en dépit de son nietzschéisme, il a l’âme chrétienne ; mais son goût personnel ne l’empêche point de rendre justice au mérite des deux œuvres. Toutes deux sont, à son avis, également belles, pourvu qu’on ne demande à chacune que ce qu’elle peut offrir.

Quand le comte Tolstoï veut nous décrire un personnage, il choisit un trait de physionomie, un détail corporel, et, avec un art incomparable, il le fait repasser sans cesse devant nous, résumant pour ainsi dire en lui le personnage tout entier. La petite princesse Bolkonska a « la lèvre supérieure trop courte : » jamais elle ne paraît en scène sans que ce détail nous soit rappelé. La princesse Marie Bolkonska a la « démarche lourde, » et son visage se couvre de taches rouges dès qu’elle est émue. Le malheureux Vereschaguine, que Rostopchine fait pendre à Moscou avant l’entrée des Français, ne nous présente point d’autre particularité, physique ni morale, que celle d’avoir un « long » corps, un « long » cou, et de « longues » jambes : et cet unique détail suffit pour nous le rendre vivant, pour lui donner à nos yeux un relief parfait. Ainsi procède toujours le comte Tolstoï : il va du visible à l’invisible, de l’extérieur à l’intérieur ; pour nous révéler l’âme, il nous montre le corps. Le vieux Koutousof est « lourd », le paysan Karataïef est « rond » : il l’est jusque dans l’odeur qui s’exhale de lui. Napoléon a de « petites mains, » le ministre Speranski a de « grasses mains blanches : » leurs mains finissent par résumer pour nous toute leur personne. Et de même que la « lourdeur » de Koutousof nous explique le fatalisme de sa stratégie, de même la « rondeur » de Karataïef suffit à nous représenter la souriante beauté de son âme enfantine. « En vain. — ajoute M. Mérejkowski, — en vain, on chercherait dans toute la