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pas tout ; le ruisseau sera privé de ses eaux sur un parcours souvent très grand ; les riverains réclament alors, celui-ci un arrosage dont il n’a jamais joui et qu’il ne peut même pratiquer, l’autre un droit d’usine pour une construction informe, ancien moulin tombé en ruine depuis un siècle et plus, l’autre allègue, tout simplement, son désir de voir l’eau passer chez lui ; heureux encore si quelque propriétaire ne bâtit pas une roue d’enfant pour invoquer la priorité d’une usine existante et rendre tout détournement d’eau impossible. Si l’on songe qu’une seule de ces négociations n’aboutissant pas, qu’un seul passage refusé, qu’une seule riveraineté non accordée peut rendre impossible la réalisation du travail, il y a de quoi faire réfléchir et éloigner les bonnes volontés. »

Les histoires que l’on raconte dans le pays sont homériques. Toutes les rivalités et toutes les jalousies locales sont en éveil. Toutes les convoitises sont à l’affût. La spéculation s’en mêle naturellement, et par-dessus tout, les hautaines et imperturbables lenteurs administratives. Une des régions les plus avantageuses pour l’exploitation des chutes est la partie de la Savoie comme sous le nom de « zone réservée. » Depuis des mois, depuis des années, ou se demande, dans les bureaux des ministères, si on laissera s’installer, dans cette région, des usines qui bénéficient d’une sorte de franchise en matière de douanes et il est question de frapper ces établissemens d’un droit de tant par tête d’ouvrier pour compenser le bénéfice que celui-ci trouve dans une région où la nourriture est un peu moins chère que dans les cantons voisins. Le transport de la force représente un déplacement de richesse. L’octroi se demande à son tour comment il pourrait saisir cette valeur et selon quel tarif il peut frapper le fluide électrique qui court le long des fils, au passage de la frontière… Voilà maintenant les alpinistes qui s’en mêlent, et il se forme des ligues pour protester contre l’installation des tuyaux, sous prétexte que cela gâte le paysage.

Mais ce sont là les petites misères de la vie humaine. Il n’en reste pas moins qu’une des plus actives et des plus nobles contrées de la France, peuplée de ces montagnards que l’on classe parmi les « communautaires retardataires, » a su créer et développer, sans secours étranger, une magnifique industrie née du sol et dont l’avenir est immense. Les fils de la montagne ont emprunté à la montagne la force qu’elle dépensait inutilement.