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d’autres et l’avantage pour lui ? Et, en admettant que par ses épreuves chaque génération prépare de meilleurs jours aux générations futures, où est, pour des volontés instruites à considérer uniquement la vie présente, le motif de se mesurer en avares la joie, pour assurer le bonheur de temps et d’êtres qui ne sont pas encore ?

Les rationalistes fidèles à l’ancienne morale avaient beau s’étonner qu’ayant seulement coupé les racines de l’arbre, ils n’en recueillissent plus les fruits : leur travail n’avait fait que la mort. Et sur cette mort un chef de l’Université mettait en 1894 l’épitaphe : « Nous voulons nous faire croire que l’enfant adolescent est élevé par cela même qu’il est instruit ; mais c’est un de ces mensonges qui alimentent l’éloquence optimiste des discours de distribution de prix. Nous avons oublié l’éducation. Ni l’école primaire, ni le collège n’est un milieu moral, encore moins les Facultés[1]. »


V

Mais la vie ne peut suspendre sa marche jusqu’à ce que la mort parle et dise le chemin. Vivre est sans cesse, par des actes, choisir entre des croyances. Tandis que les premiers réformateurs s’attardaient à espérer de l’ancienne morale une philosophie nouvelle, cette philosophie, sans les attendre, produisait ses conséquences logiques et une nouvelle morale. Des hommes plus hardis à conclure se levaient pour enseigner la légitimité de l’instinct, le droit de la force, la vertu du succès[2]. Et cette morale était si bien faite pour remplir les âmes vides de Dieu que, en elle, la politique reconnut une force immense à exploiter. Aux ambitieux il fallait, pour s’élever, les épaules du peuple. Une multitude où la source du devoir tarit avec les croyances est facile à conduire par l’envie et par la haine : les pauvres sont plus nombreux que les riches, les malheureux plus que les pauvres,

  1. Lavisse, Journal des Débats, 12 oct. 1894, édition du soir.
  2. Bornons-nous à citer de la nouvelle école ces formules qui la présentent avec le plus de relief : « Notre Dieu à nous se nomme réalité, il se décide par le fait… L’acte est à lui-même sa loi, toute sa loi… la moralité d’un homme n’est que son impuissance à se créer une conduite personnelle… Le succès, pourvu qu’il soit implacable et farouche, pourvu que le vaincu soit bien vaincu, détruit, aboli sans espoir, le succès justifie tout. » J. Weber, Revue de Métaphysique et de Morale, septembre 1894.