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missionnaires, l’Europe ne l’oublia plus ; mais ces souvenirs allèrent se diluant dans un brouillard de légendes : le pays des Négus apparut de nouveau comme une contrée mystérieuse, comme une sorte de Chine africaine et chrétienne où, parmi des montagnes inaccessibles et des tribus barbares, se cachait une civilisation très ancienne, un peuple issu de Salomon et des richesses fabuleuses. Ce que furent, au XVIIe et au XVIIIe siècle, les relations intermittentes de l’Europe, et notamment de la France, avec l’Empire abyssin, nous ne saurions ici on refaire l’historique[1]. L’Ethiopie n’était pas alors située à proximité de la route maritime des Indes ; on n’y pénétrait par la Mer Rouge qu’en accomplissant tout d’abord le long périple de l’Afrique et en traversant les territoires des féroces Danakils qui peuplent la côte. La voie d’Egypte était aussi longue, mais pas plus sûre, en sorte que le voyage, très périlleux, n’était que rarement entrepris et que le trafic était impossible.

L’Ethiopie continua donc de vivre isolée, partageant ses énergies, comme l’Espagne du moyen âge ou comme la Russie au temps de la Horde d’Or, entre la croisade nationale et les querelles féodales. Tantôt, sous l’aiguillon de l’infidèle, les hommes du Tigré, du Godjam, de l’Amhara et du Choa, s’unissaient sous l’autorité du Roi des rois, tantôt le morcellement féodal l’emportait et l’aristocratie des Ras réduisait à un rôle de parade l’héritier dégénéré de Salomon et de Ménélik Ier. — Féodale, la société éthiopienne l’était par les traits essentiels de sa constitution. Moines ascètes dans les couvens et prêtres séculiers, guerriers attachés à la personne des puissans chefs de guerre et des seigneurs terrions, laboureurs libres, mais souvent molestés par les soudards ou pressurés par les grands, constituaient la nation éthiopienne. En outre, dans les villes, résidaient quelques lettrés et quelques marchands, souvent musulmans ou Juifs. Comme dans le moyen âge européen, l’homme qui prie, l’homme qui se bat, l’homme qui laboure, comptaient seuls dans la hiérarchie sociale. Au-dessous de la race dominante, vivaient des peuplades d’origine galba[2], tantôt, selon les régions, à demi

  1. Voyez le livre de M. Robert de Caix de Saint-Aymour : Histoire des relations de la France avec l’Abyssinie chrétienne sous les règnes de Louis XIII et de Louis XIV. Paris, André, 1 vol. in-8o.
  2. Sous le nom générique de Gallas, on désigne tout un ensemble de populations qui habitent les montagnes de l’Abyssinie, du Harrar, du Kaffa et les régions avoisinantes. Les Gallas sont d’origine mal connue ; on a même rapproché leur nom de celui de nos ancêtres (Galli) ; leurs légendes les font venir de l’ouest ; en tout cas, ils ne sont pas de race nègre. Ce sont des paysans et des cultivateurs ; leurs contingens forment dans l’armée des négus une cavalerie incomparable. La plupart de leurs tribus sont musulmanes.