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Un sourd murmure parcourut la salle, et les élèves, debout ou accroupis, allongèrent la tête.

— Ne vous pressez point, monsieur Shimizu, répliqua lentement Tsuruga. En effet, j’ai tué votre père. Bien loin de vous le cacher, je vous avouerai même que depuis trois ans j’éprouve comme un remords de ne pas m’être tué aussitôt après. Un bon samuraï aurait dû s’ouvrir le ventre et je crains aujourd’hui d’avoir manqué à l’honneur. Je pensais bien que votre père avait un fils et que ce fils viendrait un jour. Pour lui faciliter ses recherches, j’inscrivis sur ma porte : Tsuruga Dennai, rônin de Wakayama. Nous nous battrons donc, mais pas ce soir. La leçon est commencée et mes dix-neuf meilleurs élèves, qui m’entourent, pourraient vous faire un mauvais parti. Je vous conseille de vous retirer. Au bout de la rue, dans l’église de Sosenji, vous verrez entre les deux portes une grande allée de sapins, où demain, dès la pointe du jour, nous serons au mieux pour nous couper la gorge. Comptez sur moi.

— Je ne suis pas ta dupe ! s’écria Naô. Tu veux te dérober.

— Non, dit Tsuruga, ne me traitez pas comme un lâche. Si j’avais désiré vous fuir, je n’aurais pas écrit mon nom sur ma porte. — Et tirant son poignard il en frappa son sabre, ce qui signifie qu’un samuraï engage sa parole d’honneur. — A demain, Naô Saburô, ajouta-t-il. Permettez-moi de vous manquer de politesse.

Les élèves de Tsuruga s’étaient rapprochés et Naô remarqua qu’ils prenaient des attitudes hostiles. Il sortit.

La fraîcheur de l’ombre lui parut douce à respirer. Comme il se retournait pour s’orienter dans la nuit, la silhouette d’un homme d’armes grandit sur la porte éclairée de Tsuruga et s’évanouit à l’angle de la maison : « Encore un élève ! se dit Naô. Je l’ai vraiment échappé belle. Ce Tsuruga n’aurait eu qu’un geste à faire, et je dormirais déjà sous les hautes herbes. Mais, bon gré mal gré, je le tuerai et, lui mort, je tuerai Imamurasaki. » La nuit était trop avancée pour qu’il retournât jusque dans son quartier. La pensée lui vint de se rendre immédiatement à l’église de Sosenji, d’y reconnaître le terrain désigné par Tsuruga et de demander des prières au bonze. Il franchit la première porte, traversa un fossé sur un étroit pont de pierre et se trouva dans une allée d’arbres si grands et si touffus qu’au sortir de