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affairement de fourmilière, ses contrastes de misère et d’opulence. Avant de faire parler un homme ou d’interpréter un événement, il les replonge dans ce fond de paysage où s’éclaire la vie locale et particulière de chaque être, de chaque fait. En sourdine, sous la méditation du penseur, nous entendons sans cesse le bruit de Londres, l’implacable jeu des pistons dans la pompe aspirante et foulante du commerce universel. — Encore une description de la vie anglaise ! Nous en avons tant vu, dira-t-on. — Non, vous ne viles jamais la pareille. Celle-ci frémit à travers la sensibilité intuitive, presque douloureuse à force d’acuité, qui nous communiqua d’autres ébranlemens contagieux : devant le grouillement des foules hindoues, dans Bénarès, sous le double accablement du désert libyque et des innombrables siècles morts, autour de Thèbes.

A un artiste si richement doué, on doit toute la vérité de l’impression ressentie. Je dirai la mienne à M. Chevrillon. Ici encore, nous retrouvons l’obsession de Taine : non plus l’influence de sa méthode ou le souvenir de ses propositions, comme tout à l’heure ; mais Taine lui-même, son regard, sa parole, le mouvement de sa pensée, la gamine de sa phrase. Rien du pastiche, loin de là ; c’est bien plus curieux, un cas sans précédent peut-être dans l’histoire littéraire : une absolue et miraculeuse conformité des organisations intellectuelles, chez le disciple et chez le maître qui le forma. Même structure de l’œil, même sensorium où les images se peignent semblables, même cerveau qui les repense identiques. Dans la nature et dans l’homme, M. Chevrillon voit le plus souvent les choses que Taine aurait vues, comme Taine les aurait vues ; il les dit comme Taine les eût dites. On croirait vraiment à un phénomène de métempsycose. L’admirable instrument a changé d’enveloppe, il continue de fonctionner pour de nouvelles besognes, avec une force encore accrue. Nous devrions nous réjouir de cette survie d’un talent regretté ; pourtant on éprouve quelque gêne, comme à l’appareil téléphonique quand une autre voix se conjugue avec celle que nous écoutons. Qu’un si puissant moyen d’expression paraisse n’être qu’un écho, cela nous déconcerte.

Je me hâte d’ajouter que l’écrivain retrouve une originalité propre, quand il fait résonner certaines touches du clavier humain rarement attaquées par Taine : l’émotion morale, la poésie intime, les secrètes vibrations d’un cœur mélancolique.