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Si Shakspeare n’avait pas de croyances religieuses, avait-il une philosophie et quelle était cette philosophie ? Elle se composait de deux doctrines connexes, celle des cycles et celle de l’âme du monde. Il est impossible de ne pas reconnaître en lui un élève de Giordano Bruno et de Campanella. Le premier de ces deux penseurs était venu en Angleterre et y avait résidé de 1583 à 1585. Ce séjour de Bruno avait laissé des traces dans mainte intelligence, notamment chez Philip Sidney, qui avait eu avec lui de fréquentes et sympathiques relations. Or, Shakspeare, au début, est tout imprégné des idées de Sidney ; les influences qu’a subies l’auteur de l’Arcadia, il les subit à son tour et, au lieu d’être amoindries par cette transmission, elles en semblent fortifiées. L’esprit de Shakspeare reçoit sans résistance et avec une sorte ; d’avidité le panthéisme du grand philosophe italien et la doctrine de l’âme du monde, âme prophétique qui est sans cesse dreaming of things to come (sonnet CVII). De là ces pressentimens dont il a tiré un si grand parti dans ses drames et qui ne sont autre chose que l’obscure conscience de ce qui sera, de ce qui est déjà. Car, pour lui, l’histoire de l’avenir est écrite quelque part comme l’histoire du passé est écrite dans nos livres. Si nous savions regarder l’Univers, nous y verrions notre inéluctable destinée. Ainsi va le monde entraîné dans l’éternel tournoiement des « cycles » qui ramènent l’humanité à travers ses étapes d’autrefois, toujours différente et toujours identique, vers » de nouvelles combinaisons des faits anciens et des anciennes pensées. Nulle place pour la liberté, pour le progrès. Cette doctrine est au fond du théâtre fataliste de Shakspeare. « Sont-ce des nécessités ? demande le roi dans la seconde partie de Henry IV. Eh bien, acceptons-les comme des nécessités ! » Tous les personnages de Shakspeare peuvent en dire autant. C’est pourquoi leur grande, leur unique vertu, c’est la soumission au Destin, l’obéissance aux lois de la Nature. C’est la même note, toute personnelle, cette fois, qu’il fait entendre dans les Sonnets, où l’on peut dire qu’il prend hardiment à son compte la doctrine du mouvement circulaire. Lisez les sonnets LIX, LX, CXXIII, et vous y trouverez cette doctrine clairement exposée.

Mais la véritable philosophie des Sonnets est une philosophie moins générale, plus concentrée, plus précise : c’est la philosophie de l’Amour, que les sonnettistes italiens de la Renaissance avaient exhumée de Platon et fécondée de leurs ardentes