Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 2.djvu/823

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

infatigable, en a recherché les traces à travers les Sonnets, ramassant soigneusement les mots et les pressant pour leur faire rendre tout leur sens, et parfois un peu plus ; si décidé à trouver, que cette volonté lui exagère parfois la valeur de sa trouvaille, mais pourtant toujours sincère, toujours subtil, toujours tolérant envers les autres théories auxquelles il ne refuse pas de faire leur part. Ainsi sur cet océan des commentaires shakspeariens deux livres surnagent ; celui de M. George Brandes et celui de Richard Simpson, parus à trente ans d’intervalle. L’un prétend me livrer Je roman de l’homme de génie, le drame vécu d’où ont été engendrés tous ses drames littéraires. L’autre me découvre, se déployant de sonnet en sonnet, comme dans une série de méditations. successives, cette Religion de la Beauté qui fait de Shakspeare le disciple de Platon. Qui croire ? Ne serait-il pas possible de réconcilier ces deux livres ?


IV

Ouvrons les Sonnets ; lisons-les lentement, librement et docilement tout à la fois. Négligeons les commentateurs pour ne plus entendre que le poète lui-même. Ne permettons aux théories préconçues de reparaître que. quand une impression personnelle nous forcera à les évoquer.

Une première chose nous frappe : ces sonnets ne sont pas des sonnets. Comme le sonnet classique, ils sont composés de quatorze vers, mais ils n’ont ni les deux quatrains ni les deux tercets dont la disposition nous est si familière. Les quatorze vers du sonnet shakspearien sont divisés en deux groupes fort inégaux : le premier est une stance de douze vers, à rimes croisées ; le second, « un envoi, » formé de deux vers qui riment ensemble. À cette disposition matérielle correspond un certain mouvement régulier qui rythme la pensée. Cette pensée prend son essor et monte droit en haut dans les douze premiers vers. Quelquefois, l’envoi la maintient à la hauteur où son premier élan l’a portée, l’arrête et la fixe en plein vol ; de sorte que le même sonnet nous propose l’image de ces trois états successifs de l’âme dont nous parlaient les casuistes italiens : inertie, enthousiasme, extase. Plus souvent l’envoi contredit la stance. C’est un réveil, une chute dans la réalité ; c’est l’humanité qui sent sa misère et sourit tristement des chimères du poète. Dans