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presse dans les champs, que sera-ce de l’autre côté ? Pense que tout Moscou s’entasse ici. Regarde ! Le mur de clôture, les toits, toutes les galeries des clochers, les coupoles des églises et jusqu’aux croix des floches, tout est noir de monde.

PREMIERE VOIX. — Parole ! C’est magnifique à voir !

AUTRE voix. — Qu’est-ce que ce bruit de ce côté ?

TROISIEME voix. — Écoute, ce sont les gémissemens du peuple. Les voilà qui se jettent à terre là-bas, une file après l’autre. On dirait des vagues qui roulent… Encore, encore ! Eh ! père, cela vient vers nous. À genoux, à genoux, vite !

LE PEUPLE, à genoux (sanglots et gémissemens). — Pitié, notre père, pitié ! Viens nous gouverner ! Sois notre père, notre tsar !

UNE VOIX. — Qu’est-ce qu’ils ont à pleurer, ceux-là ?

AUTRE VOIX. — Est-ce que nous savons, nous ? Les boïars disent que c’est comme ça. Ils savent mieux que nous.

LA VIEILLE, à l’enfant. — Allons, bon ! Le voilà tranquille, maintenant qu’on doit pleurer ! Attends un peu. Vois le loup-garou. Pleure, fainéant ! Pleure donc ! Là, à la bonne heure !

LE PEUPLE. — À lui la couronne ! Il est tsar, il a consenti ! Boris est notre tsar ! Vive le tsar Boris ![1].


Je n’ai point à juger ici l’accommodation générale, opérée par Moussorgski lui-même, du drame littéraire à la musique. Mais ce qu’il est permis d’affirmer, c’est que la musique accroît au centuple la grandeur et la puissance de cette scène. Et cela se comprend. Toute pensée ou passion collective, pour nous devenir pleinement sensible, a besoin non seulement des paroles, mais des sons. Le seul personnage qui ne puisse vivre réellement, tout entier, qu’en musique et par la musique, c’est la foule. Quand plusieurs personnes ont à dire ensemble soit la même chose, soit des choses diverses ou contraires, il ne suffit pas qu’elles parlent, il faut absolument qu’elles chantent. La musique est la forme nécessaire, unique, de leur unanimité ou de leur division.

« C’est le sanglot de tout Moscou, » dit un personnage de Pouchkine. Il parle de ce sanglot, mais la musique seule le fait entendre ; déchirante et, par momens, atroce, elle est ce sanglot même. Egale au texte par le mouvement et la vivacité du dialogue, cette musique le dépasse infiniment par la puissance. Elle ne dispose ni l’adjuration ni l’acclamation populaire

  1. Les fragmens de Boris Godounof que nous citons ici et un peu plus loin sont empruntés à une traduction — inédite — du drame de Pouchkine par M. le vicomte E.-M. de Vogué.