Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 2.djvu/892

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Après la mort d’un paysan, voici la mort des soldats, par centaines, par milliers. La Guerre me paraît le plus éclatant chef-d’œuvre d’un génie que j’appellerais macabre, si je pouvais ôter au mot ce qu’il a d’un peu grimaçant et ne lui laisser, avec une horreur grandiose, que le sens et comme la physionomie de la mort elle-même. La scène, une des plus longues et des plus « faites » de Moussorgski, se divise en trois épisodes. Le premier (la Bataille) est beau de tumultueuse fureur. Il prépare le sujet qui, malgré le titre, n’est pas la Guerre, mais la Mort. Quelques mesures ont suffi pour couvrir de cadavres la plaine, la plaine russe, dont la musique de Russie excelle à nous rendre sensible et presque visible l’immensité. Maintenant un court récitatif, que brisent des silences, dit la « morne sérénité » de la nuit, où les blessés gémissent. Des syncopes rudes sursautent tout à coup, et sur une âpre dissonance « paraît la Mort… et de très loin, d’abord distraite, elle évalue la masse inerte des mourans. » Plus littérale sans doute que littéraire, cette traduction a pourtant d’heureuses rencontres. Ainsi, derrière la finale muette de ce mot, assez peu poétique, « elle évalue, » une note tenue fait comme une longue traînée de tristesse. De cette tristesse étendue, épaissie par d’autres touches pareilles, le chant peu à peu se dégage et jaillit enfin. La Mort le chante en passant la revue de ses morts. Elle les regardait avec compassion ; maintenant elle les ranime et les redresse avec orgueil. Mais aussitôt, avec une ironie atroce, elle les couche de nouveau, non plus sur le sol, mais dessous. Le mépris, si ce n’est la haine, inspire ces deux vers :


Puis vous mettrez vos os blancs dans la terre ;
On y dort bien à l’abri des vivans.


Mais ces deux autres, qui suivent :


L’heure s’enfuit, et le jour, et l’année ;
On aura vite oublié votre nom…


ceux-là de nouveau ne respirent que mélancolie et pitié. La mélodie qui défaille, les harmonies qui se désagrègent, tout enfin, comme le souvenir même, s’efface et se dissout. Ainsi, passant tour à tour de l’enthousiasme au dédain, presque au dégoût, et de la gloire à la misère, à la vanité même de mourir, la cantate funèbre et triomphale se poursuit. Elle évoque infailliblement le souvenir de la Marseillaise, mais par contraste, ou du moins par