Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 2.djvu/951

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à ce propos, que leurs « coupes » ont à peine la capacité d’un petit dé à coudre, — leur œuvre n’en est pas moins pleine de fraîcheur et d’ingénuité. Dans aucune autre poésie, peut-être, les fleurs n’ont autant de parfum, ni les oiseaux autant de chansons. Dans aucune autre la vie de la nature ne se mêle aussi profondément à la vie de l’homme : et c’est comme si le spectacle des choses, plus encore que le vin, enivrait l’âme des poètes chinois. Leur vie, d’ailleurs, de même que leurs vers, abonde en traits touchans que j’aimerais à citer. L’un d’eux, ayant renoncé aux vaines joies du monde, passe ses journées à pêcher à la ligne : mais il pêche sans hameçon, et simplement pour jouir du spectacle des nuages se reflétant dans l’eau. Un autre, dans un charmant poème en deux strophes, nous supplie d’avoir pitié des moustiques et des mouches : « Abritez-vous de leur morsure, nous dit-il, mais laissez-les voler sans vous venger d’eux ! Songez combien leur vie est brève ! Songez que, comme nous, ils ne disposent que d’une petite journée, et que, au premier souffle de l’automne, comme nous, ils vont disparaître balayés par le sort ! » Et voici comment le poète Po-Chui nous raconte, dans une de ses pièces les plus populaires, la soirée qu’il vient de passer chez un de ses amis :


La nuit, au bord de la rivière, nous nous dîmes adieu, sous les feuilles touffues d’un érable, qui brillaient comme des fleurs parmi la désolation de l’automne. Mon hôte, déjà, s’était levé pour me reconduire, et était entré dans sa barque. Nous bûmes alors une dernière coupe, mais notre cœur souffrait de n’entendre aucune musique de flûte ni de guitare. Et ainsi, avant que le vin nous eût ranimés, nous échangeâmes de froides paroles d’adieu sous la lune pâle, se glissant au-dessus du fleuve immobile, lorsque, tout à coup, de l’autre rive, le son lointain d’un luth arriva jusqu’à nous. Mon hôte lâcha la rame, et je restai debout, nous étonnant de cette musique, et nous demandant de qui elle pouvait venir. Nous appelâmes, mais n’eûmes point de réponse. Enfin un bateau s’approcha, et nous invitâmes le musicien à se joindre à nous. Les coupes furent remplies de nouveau, les lampes rallumées, nous recommençâmes les apprêts de la fête. Et voilà que, après bien des instances, nous vîmes descendre du bateau une femme, cachant son visage derrière son luth. Après quoi, elle se mit à jouer : et chaque note de son jeu exprimait une émotion forte et profonde, comme si nous entendions le récit d’une vie malheureuse et sans espérance, tandis que, la tête penchée et les doigts en mouvement, la femme versait son âme dans sa mélodie. Tantôt vite, tantôt doucement, son plectre touchait les cordes ; tantôt un chant, tantôt un autre ; sonore comme le bruit de la pluie d’averse, puis deux comme le murmure de paroles d’amour ; et parfois sonore et deux tout ensemble, comme des perles secouées dans un plat de marbre…

Nous nous taisions, et l’air se taisait, autour de nous. La lune d’automne projetait sur les flots un long reflet d’argent ; et le moment vint où, dépotant