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cependant la rejette, les officiers de l’armée elle-même qui avait été battue à Turin en furent longtemps persuadés, et ces bruits, injurieux pour elle, ont trouvé un écho ailleurs encore que dans le Siècle de Louis XIV. « Un noble Piémontais, dit le comte d’Espinchal dans des Mémoires inédits, faisait visiter à un jeune gentilhomme français l’église construite près de Turin en souvenir de la victoire de 1706. Il lui montrait une statue de la Vierge, l’église lui étant vouée. — Comment la trouvez-vous ? demanda le Piémontais. — Très ressemblante, répondit froidement le visiteur, et, comme son guide le regardait ahuri : — Oui, reprit le gentilhomme, je ne connais pas de meilleur portrait de la Duchesse de Bourgogne[1]. » L’historien très consciencieux et impartial qui rapporte cette anecdote se fait également l’écho de l’imputation dirigée contre la Duchesse de Bourgogne. « Elle est, en effet, ajoute-t-il, fortement soupçonnée d’avoir fait passer à son père des renseignemens militaires. L’échec que les armées françaises subirent en 1706 sous les murs de Turin lui a été attribué en partie. » Le chevalier de Quincey, dans ses Mémoires en cours de publication, rapporte un propos d’après lequel Villars, visitant Turin en 1733, se serait fait l’écho de la même légende. Quincey lui-même pense que ces avertissemens utiles auraient été adressés à Victor-Amédée, non par la Duchesse de Bourgogne, mais par Mme de Maintenon, qui aurait voulu lui complaire. C’est sur l’autorité et les propos d’un rebouteur surnommé Boute-en-Cuisse que s’appuie son opinion[2]. Il est donc nécessaire d’aller au fond de cette imputation et, tout en montrant qu’elle n’a rien de fondé, d’expliquer ce qui a pu lui donner naissance.

Faisons d’abord remarquer que, dès l’année précédente, il était ouvertement question de ce siège de Turin. « L’épuisement des troupes, dit Saint-Simon, en racontant la campagne de 1705, n’empêcha pas de proposer le siège de Turin, même de le résoudre et, qui pis fut, de le publier, dont on ne se trouva pas bien[3]. »

  1. Revue Bleue du 12 janvier 1892. Article de M. Albert Malet. — Il est certain que la statue de la Vierge qui est dans l’église de la Superga, élevée par Victor-Amédée, plusieurs années après la bataille de Turin, n’est pas, comme nous avons pu nous en assurer nous-même, sans quelque ressemblance avec la Duchesse de Bourgogne. Mais il n’est pas étonnant que Victor-Amédée ait voulu perpétuer par cette statue le souvenir d’une fille qu’il venait de perdre et qui lui avait donné plus d’une preuve de tendresse.
  2. Mémoires Un chevalier de Quincey.
  3. T. II, p. 90. Saint-Simon, édition Boislisle, t. XIII, 17.