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ce qui qu’il fait, je sent (qu’il) est mon père et un père que j’aime fort tendrement. Ainsi, ma très chère mère, pardon nés-moi si je vous écrit trop librement. C’est l’envie que j’aurois que nous ne lussions pas dans des interest différant qui me fait parler comme je fais. Aimés moi tousjonrs et ne me saché point mauvais gré de tout cecy, car vous voyez à quelle intention je parle et quel motif me fait agir. Je vous envoie une lettre de ma sœur, qui est aussy fâchée que moy de tout ce qui se passe. »

On reconnaîtra qu’il est impossible d’exprimer d’une façon plus touchante des sentimens plus naturels, surtout à un moment où elle pouvait savoir que le Roi n’était pas éloigné d’entrer en négociations avec ses ennemis et d’acheter la paix au prix de durs sacrifices[1]. Elle est au désespoir de l’état où son père est réduit, mais ce qu’elle souhaite, c’est un bon accommodement. Elle n’aspire qu’à une chose : la paix, et, dans toutes les lettres qu’elle écrit à sa grand’mère, à sa mère, à son père lui-même, jamais elle ne demandera ni ne conseillera autre chose. Qui pourrait le lui reprocher ?

Victor-Amédée demeura sourd aux objurgations de la Duchesse de Bourgogne, comme à celles, non moins pathétiques et non moins touchantes, que lui adressait son autre fille, la reine d’Espagne, ce qui faisait dire avec raison à Mme de Maintenon, dans une lettre à la princesse des Ursins : « Monsieur le Duc de Savoie est un grand prince. Il laisse aux bourgeois la tendresse pour leurs filles. Convenons, Madame, que les siennes mériteroient d’autres sentimens. » Aussi le siège de Turin était-il entamé à la fin de mai, dans les conditions militaires les plus fâcheuses. En effet, les deux seuls hommes qui eussent pu mener à bien une opération aussi difficile que de prendre une ville, fortifiée, en partie du moins, par Vauban, défendue par Victor-Amédée, secourue par le prince Eugène, c’étaient Vauban lui-même, et Vendôme, qui avait des parties de grand capitaine. Mais l’offre généreuse de Vauban n’avait pas été acceptée, et, au mois de juin, Vendôme était rappelé en Flandres pour réparer les fautes de Villeroy. La conduite de l’entreprise était laissée à La Feuillade. On connaît bien par Saint-Simon (et ses sévérités n’ont cette fois rien d’outré) ce général incapable, non moins courtisan que son père dont les adulations avaient lassé Louis XIV lui-même.

  1. Sur ces négociations voir Saint-Simon, édition Boislisle, t. XIII, p. 607.