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dispositions fâcheuses, et dont beaucoup d’historiens ont dû abuser.

En revanche, il y avait des qualités dont on ne les dispensait pas volontiers, et qui, au besoin, tenaient lieu des autres. Naturellement, ce sont celles sur lesquelles Cicéron insiste le plus. Pour expliquer comment il se fait que les premiers qui ont écrit l’histoire à Rome aient si mal réussi, il nous dit qu’ils étaient des chroniqueurs plutôt que des historiens. Ils ignoraient l’art de présenter la vérité d’une manière agréable, ou, pour parler comme lui, ils racontaient les faits, mais ne savaient pas les embellir, narratores rerum, non ornatores. C’est que l’éloquence seule « orne et embellit » ce qu’elle louche, et, par malheur, ils n’étaient pas éloquens. Il résume donc sa pensée dans une phrase expressive qu’on lui a beaucoup reprochée : « L’histoire, dit-il, est avant tout une œuvre d’orateur, opus oratorium maxime. »

Avant de juger l’opinion de Cicéron, il faut la comprendre. Voulait-il dire, comme on le suppose généralement, que le genre oratoire et le genre historique sont la même chose ? Je ne le crois pas. Il les a nettement distingués ailleurs, et son disciple Quintilien exprime le sentiment du maître quand il recommande à ses élèves de lire les historiens, mais de ne pas les imiter, « car presque tout ce qui est un mérite chez eux devient un défaut chez un orateur. » Quelle peut donc être véritablement la pensée de Cicéron ? Il me semble qu’on ne peut s’en rendre compte que si l’on donne aux mots d’orateur et d’éloquence un sens plus large que celui qu’on leur attribue d’ordinaire. Sénèque le père fait remarquer que l’étude de l’art oratoire ne prépare pas seulement à parler en public et que c’est une sorte d’éducation générale qui mène à tout. C’est ainsi qu’on est arrivé à entendre, par le mot eloquentia, non seulement la littérature en prose opposée à la poésie, mais toute la littérature en général[1]. Un homme éloquent n’est pas seulement celui qui parle bien, mais celui qui sait bien écrire. En ce sens, dire que l’histoire est une œuvre d’orateur n’est pas affirmer qu’il y faut employer les procédés de la rhétorique, mais que c’est une œuvre d’artiste, un travail littéraire, qui exige les mêmes qualités que les autres, qui demande qu’on ait un grand souci de la composition et qu’on ne néglige pas le style. — Ainsi entendue, que doit-on penser de l’opinion de Cicéron ?

  1. Voyez Tacite, De orat. X, et Pline, Epist., VI, 21 : Non est genus quod absolutissimum non possit eloquentissimum dici.