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Vespasien, il se présenta plusieurs vieillards auxquels Auguste avait fait deux ou trois fois les mêmes libéralités. Tacite avait quatorze ou quinze ans quand Néron fut remplacé par Galba ; il a donc été le témoin, et le témoin très éveillé, de tout ce qu’il rapporte dans le premier de ses grands ouvrages. Quant aux événemens qui remplissent les Annales, s’il n’y a pas assisté lui-même, il a pu connaître des gens qui les ont vus ; il a causé, dans sa jeunesse, avec des survivans de l’époque de Tibère ; il a siégé, au Sénat, à côté de Silius Italicus, de Verginius Rufus et de beaucoup d’autres qui avaient fait toute leur carrière sous Claude et sous Néron ; curieux comme il l’était, il a dû les faire parler, et il n’a pas oublié ce qu’ils lui ont rapporté. A plusieurs reprises, il allègue leur témoignage : « J’ai entendu dire à des vieillards ; — je répète ce que des vieillards m’ont dit, — c’est ainsi que parlent les gens de cette époque, qui ont vécu jusqu’à notre temps. »

Ce que racontaient ces vieillards, c’était, avec ce qu’ils avaient vu eux-mêmes, et qu’il était utile de savoir, ce qu’ils avaient entendu dire, beaucoup d’anecdotes suspectes, des conjectures, des inventions, et tous ces bruits malveillans, qui courent le monde, surtout quand on veut empêcher les gens de parler, et y trouvent crédit. Ces récits ne risquaient pas de se perdre ; les personnes qu’ils avaient amusées en conservaient le souvenir. On les répétait en y ajoutant des traits nouveaux ; c’était une bonne fortune de les entendre redire par quelque causeur spirituel, comme était ce Pedo Albinovanus que Sénèque appelle fabulator élégantissimus, et ils défrayaient les conversations de ces sociétés d’oisifs où l’on s’entretenait d’autant plus volontiers du passé qu’il était dangereux de parler du présent, et que les malices sur les empereurs défunts retombaient toujours un peu sur le prince vivant. Ainsi, à côté de l’histoire officielle de l’Empire, il y en avait une autre, qu’on pourrait appeler celle des gens du monde, dont le fond se composait de quelques vérités et de beaucoup de médisances. En général elles ne racontaient pas les choses de la même façon, et il semble que Tacite ait voulu les mettre aux prises et montrer leur désaccord dans ce passage où, après avoir raconté un événement important « d’après les auteurs les plus nombreux et les plus dignes de foi, » il ajoute : « cependant je ne puis omettre un bruit tellement accrédité alors qu’il n’a pas encore perdu toute